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Mexique : femmes perdues dans l’arrière-cour de Satan

dimanche 22 août 2004, par Gianni Proiettis

Pourquoi personne n’arrive-t-il (ou ne veut-il arriver) à arrêter le massacre des femmes et jeunes filles qui continue depuis dix ans dans les villes des maquiladoras [1] à la frontière entre le Mexique et les États-Unis ?

Si c’était un roman noir, tous les éditeurs l’auraient refusé parce que trop répétitif et féroce. Malheureusement, à Ciudad Juarez (État de Chihuahua, frontière mexicaine avec El Paso au Texas) les disparitions mystérieuses de jeunes femmes sont une réalité quotidienne qui dure depuis plus de dix ans. Et les chiffres n’en finissent pas d’augmenter. Depuis 1993, environ 400 cadavres de femmes, en majorité jeunes voire adolescentes, de petite taille et aux cheveux lisses, étudiantes ou ouvrières de nuit dans les usines, ont été retrouvés dans des décharges et dans les zones désertes. Beaucoup d’entre elles avaient été violées, torturées et mutilées. Tuées à coups de couteau ou étranglées. Cette pathologie sociale inquiétante, pour laquelle la presse mexicaine a créé le terme de féminicide, est la pointe de l’iceberg d’une véritable guerre d’extermination et de terreur : à Ciudad Juarez, au cours des onze dernières années, et selon des chiffres officiels, on a déclaré 4 587 femmes disparues, disparues dans le vide. Plus d’une par jour. Pour moins d’un cas sur dix, elles ont été retrouvées, recouvertes par le sable du désert, victimes sacrificielles du sadisme machiste.

Malgré les dénonciations continues des organisations féministes et de défenses des droits humains depuis des années, devant toutes les instances possibles, non seulement le massacre ne s’est pas arrêté ni un seul coupable crédible n’a été présenté à l’opinion publique, mais on a même assisté à une fuite déconcertante des autorités, fédérales et régionales. Enquêtes mal conduites, aveux extorqués sous la torture, preuves détruites ou sous-évaluées ont été la réponse à l’indifférence officielle, aux tentatives du gouvernement de minimiser cet abcès désormais trop voyant. Bien qu’appartenant à des partis différents, l’ex-gouverneur de l’État de Chihuahua, Francisco Barrio, du Parti d’action nationale (PAN), et l’actuel, Patricio Martinez, du Parti révolutionnaire institutionnel (PRI), se sont retrouvés pour une contre-attaque honteuse. Le premier, réfutant les critiques de son incapacité à résoudre le féminicide, a insinué que « les femmes assassinées n’allaient pas vraiment à la messe » ; le second a continué à attaquer les ONG, responsables selon lui de grossir le problème pour des questions d’intérêt troubles. Grâce à la pression nationale et internationale, le président Fox a dû reconnaître la compétence du gouvernement central et a désigné, en janvier, un « procureur spécial pour les affaires de délits en rapport avec les homicides de femmes à Ciudad Juarez » qui malgré son titre ronflant n’a encore résolu aucun cas.

C’est la grande manifestation du 14 février, sur la frontière, à laquelle ont participé Jane Fonda, Sally Field et d’autres personnalités états-uniennes, qui a projeté l’exigence de faire la lumière sur les homicides de Ciudad Juarez dans les médias internationaux. Mais le jour suivant, des familles des femmes assassinées et disparues ont déclaré que des policiers les avaient menacés en leur « déconseillant » de participer à la manifestation. Les familles des victimes, rassemblées en associations, ont commencé à émettre le soupçon que la police municipale ne soit impliquée dans le massacre.

Ville frontière

Maquis humain d’un million et demi d’habitants, pôle de maquiladoras au milieu du désert, frontière blindée entre le premier et le tiers monde, Ciudad Juarez est tournée vers El Paso, sur l’autre rive du fleuve. De l’autre côté un ouvrier gagne jusqu’à dix fois plus. De ce côté, une fille disparaît toutes les nuits, dévorée par un Moloch invisible. On serait tenté d’appeler Ciudad Juarez « terre de personne », si elle n’était dans les mains fermes des multinationales, des narcotrafiquants, de gangs locaux, de la police et, naturellement, de politiciens corrompus. « À la frontière entre le Mexique et les États-Unis, écrit Elena Poniatowska, il y a peu de blessures qui cicatrisent ; au contraire, la plupart s’infectent et contaminent l’organisme. Là, dans ces zone de contagion, on voit bouillir à la plus haute température pouvoir politique, trafic de drogue, violence et avidité. C’est une zone gangrenée. » Sur cette terrible réalité de Ciudad Juarez et son triste record on trouve des dossiers sur Internet (www.cimacnoticias.com). Des livres choquants ont été publiés : Huesos en el desierto, de Sergio Gonzalez Rodriguez, Juarez, the laboratory of our future, de Charles Bowden, Las muertas de Juarez, de Rohry Benitez et trois autres journalistes. Ainsi que des documentaires de dénonciations comme le fameux Señorita extraviada, de Lourdes Portillo, tourné en 2000, mais sorti seulement récemment dans le circuit international.

Toutes les analyses concordent pour désigner les maquiladoras comme le premier maillon de la chaîne des violences contre la femme. Le demi-million d’ouvriers qui assemble des appareils électro-domestiques et des téléviseurs de marques étrangères est constitué en majorité de femmes, jeunes de préférence, sous-payées et non syndiquées, à qui on impose un test de grossesse périodique. Quelqu’un a fait remarquer que si les maquiladoras, ces dernières années, s’étaient chargées de l’accompagnement des ouvrières chez elles après le travail, les homicides auraient diminué de moitié. Mais les maquiladoras ne collaborent même pas avec les enquêtes et ne fournissent en principe aucune donnée sur leurs ouvrières. Pour les familles des victimes et des jeunes disparues, la seconde étape du calvaire est celle des enquêtes. L’association Nuestras Hijas de Regreso a Casa, parmi toutes celles qui assistent les familles des jeunes, a dénoncé le climat d’impunité qui règne à Ciudad Juarez, « la conception machiste qui permet de généraliser la violence contre la femme » , les anomalies et les négligences dans les enquêtes et dans les analyses. Sans parler du dénigrement constant des victimes qu’on essaie de faire passer pour des femmes légères. Comme si ça justifiait les assassinats ! Dans un document d’enseignantes et de chercheuses du Colegio de Mexico on avance quelques hypothèses sur les mobiles du féminicide. « On parle d’une chaîne internationale qui réalise des vidéos porno de violence et d’homicides pour les revendre à l’étranger ; on évoque aussi la possibilité de serial killings motivés par le sadisme et la haine raciale. Une autre hypothèse est le trafic d’organes. Les mobiles peuvent être nombreux, les hypothèses aussi, mais de solution, on n’en voit aucune. »

L’arrestation d’un Égyptien, Omar Latif, il y a quelques années, ne mit pas fin à la chaîne des assassinats. La police raconta alors que c’était Latif lui-même qui payait des complices depuis sa prison pour qu’ils continuent à tuer. Ensuite on arrêta quelques membres d’un gang de jeunes -les Toltecas - et quelques conducteurs de bus, violeurs habituels. Mais leurs av eux de meurtres - c’est Amnesty International qui l’a dénoncé - ont été extorqués sous la torture.

¡Ni una más !

Sans les vrais responsables derrière les barreaux - et surtout avec des femmes qui continuent à disparaître - le cas de Ciudad Juarez est en train de devenir un problème grave pour le gouvernement Fox, déjà aux prises avec de nombreuses difficultés. Évoqué dans de nombreux Parlements européens - en Italie par Ramon Mantovani du PRC - le scandale du féminicide est en train d’apparaître sur la scène internationale.

L’écrivain Carlos Monsivais a proposé de changer le terme. « Féminicide est un terme descriptif ; par contre commencer à les classer dans les ’crimes de haine’ nous oblige à faire une réflexion sérieuse sur le machisme dans son ignominie physique et sur les enquêtes des crimes. »

Mais le coup le plus fort porté au gouvernement Fox sur le cas de Ciudad Juarez est venu d’un angle inattendu. C’est José Luis Soberanes, président de la Commission nationale des droits humains, médiateur nommé par le président, qui l’a donné. Dans le Rapport spécial qu’il a présenté en novembre dernier, Soberanes a indiqué les responsabilités précises du gouvernement dans ce qu’il a défini comme « une justice niée » en écrivant : « L’État manque à une de ses tâches et responsabilités fondamentales, outre qu’il produit dommages, douleur et incertitudes pérennes aux familiers des victimes. En détruisant le sentiment de protection que les individus cherchent dans un État démocratique, la société aussi est touchée. » Pour donner la mesure de l’intérêt des institutions pour le problème, quand le médiateur a présenté son rapport au Sénat, quatre sénateurs seulement étaient présents sur 128. Et le président Fox a déclassé sa rencontre avec Soberanes, dans le protocole, de publique à privée. Cela n’a pas empêché le médiateur d’avertir, après cette rencontre, que la vague des crimes est en train de s’étendre aux autres États comme Guanajuato, Sinaloa, Sonora. Dans ce dernier, on a enregistré ces trois dernières années 22 homicides contre des femmes, perpétrés selon un modus operandi très proche de celui de Ciudad Juarez. « Attention, espérons que ça ne devienne pas une épidémie », a-t-il déclaré.

Pendant ce temps, dans l’État de Chihuahua, on vend des porte-clé avec des breloques en plastique imitant un mamelon de femme. Les maris coléreux menacent leur femme en leur disant maintenant : « Si tu me fais chier, je te jette dans le désert ! » Ces six derniers mois on a retrouvé neuf autres cadavres de femmes. Il y a quelques jours seulement, quatre filles à la sortie d’une discothèque ont été embarquées de force dans une camionnette par plusieurs hommes. On n’a plus rien su d’elles. À Ciudad Juarez, où fleurissent les bordels pour gringos et où on découvre périodiquement de nouvelles narcofosses, les cimetières clandestins des narcotrafiquants, la police se borne à regarder. Et les assassins marchent librement, protégés par l’impunité et la corruption.

Gianni Proiettis

Source : Il Manifesto, Italie, 2 juillet 2004.
Traduction de l’italien : M.-A. Patrizio.

Source de l’article : RISAL.

Notes

[1Les maquiladoras sont des usines de montage, pour la plupart propriétés états-uniennes, qui ont proliféré à partir des années 1960 en raison du faible coût de la main-d’œuvre mexicaine. (NdT.)

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