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La Montaña et la Costa Chica du Guerrero

Les gardiens de la montagne
contre les compagnies minières

mardi 1er mai 2012, par Laura Castellanos

Le cerro Bermejal est sur le point de disparaître, tandis que le cerro Luna et le cerro Borracho risquent de pâtir du même destin. Cela, parce que des compagnies minières accumulent déjà près de sept cents concessions pour extraire de l’or et de l’argent de la région de La Montaña de l’État du Guerrero, où vivent des espèces en danger d’extinction comme le cerf à queue blanche et le jaguar. La Police communautaire et les militants sociaux préviennent qu’ils ne permettront pas qu’on exploite leurs terres.

Ici, les monts portent des noms. Et ils sont sacrés. Toutes les fins d’année, la population de 2 800 habitants grimpe au sommet du cerro Luna et offre des fleurs et des bougies pour demander l’abondance pendant le cycle suivant. À présent, le mont court le risque d’être extirpé du paysage. Dans ses entrailles, il recèle les trésors que la compagnie minière anglaise Hochschild veut extraire : or, argent, cuivre, fer, zinc et plomb. Hochschild a l’intention de le dynamiter pour extraire les minerais de ses restes pierreux, au moyen d’un procédé réalisé à l’air libre appelé « à ciel ouvert », dans lequel elle utiliserait des millions de mètres cubes d’eau et des tonnes de cyanure. L’éminence couverte de pins veille sur la petite communauté de Tierra Colorada, qui doit son nom à la coloration de son sol fertile dans la région haute de La Montaña du Guerrero.

Le peuple tlapanèque s’est déjà mobilisé pour sa défense. Un trentenaire brun et robuste, du nom de Federico Isidro Solano, se plante sur un balcon du village avec le cerro Luna en toile de fond, et prévient : « La communauté ne cèdera pas un centimètre pour l’exploitation minière. »

À quelques mètres du secrétaire du commissariat aux biens communaux se trouve une esplanade où une vingtaine d’adolescents et d’enfants répètent la danse traditionnelle des Douze Pairs de France, accompagnés par la fanfare du village. L’épopée de Charlemagne contre les musulmans médiévaux est mise en scène lors de la Semaine sainte. Un ancien au corps fragile guide la répétition. Il est vêtu d’un poncho blanc, de sandales et porte un chapeau de palme. Ses mouvements sont élégants et fermes. Son attitude, fière. Le maître Ángel Oropeza Molinar est respecté dans le village. À son signal, la fanfare arrête de jouer, et les chrétiens et maures cessent leur escrime d’épées de bois. Le maître indique alors à un gamin de treize ans comment il doit se battre avec panache contre son ennemi.

Quand le duel est fini, Solano en profite pour me présenter au maître. Je l’interroge sur l’arrivée de Hochschild dans la région. Il accepte la brève interruption, et les deux camps, sans distinction, nous entourent, curieux. « Ça peut finir dans le sang, c’est sûr. Combien de martyrs il peut y avoir ? Je sais pas. Mais même avec des pierres, ou avec une fronde comme celle du roi David, on va pas se laisser faire ! » D’un geste, le maître met fin à la conversation et reporte son attention vers l’un des garçons. Un autre d’entre eux, grand et décidé, du nom de Constantino, manifeste : « On fera ce qu’il faudra faire, tout simplement, il n’y a rien de plus à dire. »

La représentation de la danse a une durée de douze heures. « C’est une grande guerre, très grande », avait réussi à m’expliquer Constantino avant d’assumer son rôle d’amiral musulman. Dans l’œuvre, les chrétiens vainquent les maures. À son avis, le bien triomphe contre le mal. L’autre guerre qu’on affronte à Tierra Colorada est de plus grandes proportions, car Hochschild, qui a d’autres mines au Mexique, au Pérou et en Argentine, a obtenu une concession fédérale pour cinquante ans. Le drame de Tierra Colorada se multiplie au Mexique et en Amérique latine : des populations rurales et indigènes (comme les Huicholes de San Luis Potosí et les Ngobe-Buglé au Panama) luttent contre des multinationales minières et des gouvernements pour la défense de leurs territoires. Les méga-minières cherchent tout particulièrement l’or et l’argent à des coûts inimaginables : d’une tonne de mont désintégré, elles extraient une moyenne de 0,5 à 1 gramme d’or. Gian Carlo Delgado, coordinateur du livre Écologie politique de l’extraction minière en Amérique latine, dit que le résultat que laisse celle-ci est « un pillage profond, pratiquement aucun bénéfice socio-économique pour les communautés, et une dévastation environnementale globale croissante ».

Ici, cependant, dans La Montaña, considérée comme l’une des régions les plus exclues d’Amérique latine, il y a un ingrédient de résistance qui n’existe pas ailleurs : Tierra Colorada, avec soixante-quinze autres communautés tlapanèques, mixtèques et nahuas dispersées dans La Montaña et la Costa Chica, forment la structure de la Police communautaire. Il s’agit d’un réseau de six cents indigènes armés par leurs villages pour qu’ils veillent sur eux. Ils font des rondes à travers un enchevêtrement de sentiers mal en point qui traversent la monumentale forêt de nuages [1], quelques-uns au bord de précipices. Cette expérience autonome de sécurité et de rendu de la justice est née il y a dix-sept ans, parce que ces populations étaient victimes d’une série d’assassinats, de viols et de vols, sans que la police de l’État se manifeste. Parmi les succès que revendique ce réseau indigène, il y a la réduction drastique de la violence dans la zone et le fait de ne pas maltraiter les gens arrêtés et de les faire travailler sur des chantiers de construction locaux, comme partie de leur sentence. Les gouvernements de l’État et de la Fédération n’ont pas voulu légaliser son action et ont prétendu, sans succès, le désarmer à plusieurs occasions. Mais l’expérience se consolide et s’étend. Et à présent, les policiers communautaires s’assument en tant que gardiens de leurs montagnes.

Depuis plus d’un an, la Coordination régionale des autorités communautaires (CRAC), instance d’administration de la justice à laquelle appartient la Police communautaire, s’organise avec le soutien du Centre de droits humains de La Montaña Tlachinollan pour affronter cinq projets miniers dans La Montaña et la Costa Chica : Hochschild est à la tête de Corazón de Tinieblas, qui comprend Tierra Colorada, et d’un autre limitrophe à Zapotitlán de las Tablas ; la compagnie canadienne Camsin dirige ceux de La Diana et San Javier, et la mexicaine Goliat en gère un, appelé La Faraona/Goliat. La somme des cinq engloberait une surface approchée de 1 272 kilomètres carrés, une extension voisine de la superficie de la ville de Mexico, qui est de 1 495 kilomètres carrés. Le conseiller juridique de la CRAC, Valentín Hernández, dit que le gouvernement fédéral n’a pas respecté la Convention 169 de l’Organisation internationale du travail (OIT) qui exprime le droit des communautés indigènes à être consultées sur les décisions qui les affectent : « Il n’y a pas eu de négociation, on n’a pas consulté les villages au moment d’octroyer les concessions aux compagnies minières. »

Le chercheur Carlos Rodríguez Wallenius, de l’Université autonome métropolitaine (UAM), estime que le gouvernement fédéral a déjà donné en concession aux compagnies minières pour des phases d’exploration et d’exploitation le quart du territoire national. Leonel Lozano, conseiller environnemental du gouvernement du Guerrero, dit que rien que dans l’État il y a 697 concessions, 90 % avec du capital étranger. Parmi elles, cent sont en exploitation (dont trois à ciel ouvert) et le reste en exploration. Il pense que quand les compagnies auront fini leurs 600 explorations, elles opteront pour l’exploitation à ciel ouvert. « C’est la tendance mondiale, c’est celle qui a le plus gros impact sur l’environnement, mais c’est la plus rentable », dit-il. Les militants sociaux de Tlachinollan assurent que rien qu’entre les années 2005 et 2010 le gouvernement fédéral a remis des concessions à cinquante ans à une poignée de compagnies minières, une décision qui touche 200 000 hectares du territoire indigène de La Montaña et La Costa Chica.

Domingo a cherché à interviewer les responsables de la direction générale des mines du ministère de l’Économie pour en savoir plus sur le potentiel minier du pays et la procédure par laquelle sont concédées les concessions d’exploitation. Le service de communication sociale du ministère nous a fait savoir que les fonctionnaires chargés de ces sujets allaient être en voyage au Canada pour plus d’une semaine, à la Foire internationale des mines. Il a été noté dans un bulletin que depuis là-bas Bruno Ferrari, ministre de l’Économie, a déclaré que le Mexique est le premier receveur d’investissements étrangers miniers en Amérique latine et le quatrième à l’échelle mondiale. Une fois ce voyage terminé, nous avons redemandé une interview, mais encore une fois, nous n’avons pas obtenu de réponse positive. La représentation de Hochschild à Monterrey n’a pas voulu non plus nous faire connaître sa position sur la question.

Les compagnies minières qui prétendent exploiter les montagnes du Guerrero se trouvent pour l’instant en phase d’exploration, pas d’exploitation, mais même ainsi le rejet populaire de leur arrivée est manifeste. Une route d’État traverse la région de la haute Montaña, où la forêt de nuages déploie sa majesté entre vallons et ravins profonds. Sur les palissades ou les roches qui bordent la route abondent les inscriptions contre les compagnies. L’une dit : « Je donne ma vie pour la terre. Et toi ? Dis non aux compagnies minières. » Quelques-unes comportent les visages stylisés de Che Guevara et de Genaro Vásquez, l’instituteur originaire de San Luis Acatlán qui avait pris la tête d’une guérilla dans les années soixante-dix.
Les gardiens de La Montaña disent que l’exploitation des cinq mines affectera le territoire de vingt-cinq de leurs soixante-quinze communautés et ils annoncent qu’ils auront recours à toutes les voies légales possibles. Les communautés n’écartent pas non plus des actions de désobéissance civile ou d’autodéfense. Tierra Colorada, Zitlaltepec et Colombia de Guadalupe, entre autres, se préparent à la guerre contre les compagnies. Même si elle doit être longue. Et cruelle. Cette fois, il ne s’agira pas d’une mise en scène. Josafat Mejía, en charge du commissariat aux biens communaux de Colombia de Guadalupe, le sait bien : « Si le gouvernement veut entrer ici par la force armée, nous allons nous organiser en tant que village et nous n’allons pas le permettre. »

Les Canadiens visent un territoire

Les après-midi sur la côte d’Acapulco, à environ sept heures de route de la région de La Montaña, sont chaudes et animées. Au Club de golf Acapulco AC entrent et sortent des joueurs, la majorité des hommes de plus de soixante ans, qui se saluent et bavardent dans les couloirs et le restaurant du lieu. Derrière les installations à usage multiple se trouvent les terrains au gazon coupé ras auxquels seuls les membres ont accès. Francisco Javier Larequi Radilla, le concessionnaire mexicain des mines La Diana et San Javier, et directeur du Patrimoine immobilier du fidéicommis de promotion touristique d’Acapulco, termine sa partie de golf. Ce joueur aux cheveux blancs et au corps massif vient ici toutes les après-midi après sa journée de fonctionnaire public. Il se dirige vers les douches en T-shirt, short et sandales. Je l’intercepte dans les escaliers. Je lui demande une interview sur les mines. « Je ne veux pas parler, parce que ces indigènes de la Police communautaire me bloquent depuis trois ans », il secoue négativement la main et la tête.

Je lui demande si après sa douche, je peux le rencontrer au restaurant du club. Il accepte. Il revient tout frais, vêtu avec décontraction. Il s’assied à la table que je partage avec le vidéo-reporter Arturo Vega et le photographe Luis Cortés. Il bavarde et file comme une maille de bas. Il est d’avis que les indigènes sont de nature conflictuelle, parce que même entre eux ils se chamaillent, ils se bagarrent. Que deux ou trois leaders des gardiens de La Montaña manipulent le reste des communautés contre les compagnies. Que derrière ce mouvement contestataire se trouvent un secteur de l’Église et des activistes italiens. Que le gouvernement de l’État intercède entre les différentes parties pour démêler l’écheveau. Que Dieu veuille qu’à la fin tout se résolve. Que s’il est vrai que l’exploitation sera à ciel ouvert, les compagnies ont des techniques pour combler de terre le cratère qui jadis fut un mont. Il n’a rien voulu dire de plus.

Larequi fait une apparition fugace sur la vidéo que le président de la compagnie canadienne Camsim, Derek Sutherland, a mise sur Youtube à propos de La Diana. Le Canadien apparaît comme un touriste quadragénaire, bel homme et décontracté, habillé d’une guayabera bleu ciel et d’un bermuda. Il est assis sur une chaise blanche en plastique sur la terrasse d’un jardin d’Acapulco. La scène donne l’impression que d’une minute à l’autre quelqu’un va lui servir une margarita. Devant la caméra il expose en anglais que le Mexique est le pays qui a le plus gros potentiel minier au monde. Il partage ce sentiment : « À présent nous avons beaucoup d’investissements, la région a des investissements comme jamais elle n’en a eu, et nous sommes tous enthousiasmés, le gouvernement est enthousiasmé de ce que nous lui préparons. »

Le père de Larequi a acquis la mine de San Francisco Javier avec une superficie de 223 hectares après la Seconde Guerre mondiale, il l’a mise en service dans les années soixante-dix et quatre-vingt, et il l’a fermée au début des années quatre-vingt-dix. Il utilisait la technique de la « mine à galeries », la vieille, celle qui creusait des tunnels dans les monts. Elle était plus antique et moins productive, mais terriblement moins nuisible. Larequi dit que son père a fermé la mine faute de rentabilité. Les militants du centre Tlachinollan disent qu’il l’a fermée parce que les habitants de Zitlaltepec se sont opposés à ce qu’il continue à la travailler et qu’ils ont expulsé les mineurs.

Le militant du centre Tlachinollan Roberto Gamboa dit qu’à présent les multinationales minières recherchent les petites mines à galeries pour les exploiter à ciel ouvert. À son avis, les compagnies, avec la complicité gouvernementale, cachent l’information, corrompent les dirigeants et les autorités locales, divisent les communautés et les menacent, tout cela pour entrer sur leurs territoires. Elles s’associent aussi avec des chefs d’entreprise nationaux, comme Larequi. L’homme n’a pas voulu entrer dans les détails légaux sur la mine qui a appartenu à son père, dont le nom original s’est réduit à San Javier, mais l’organisation a découvert qu’il a réactivé la concession pour quatre ans en 2005. Et en 2009, il l’a prolongée à cinquante ans. Les défenseurs de La Montaña assurent qu’il est le représentant légal de Camsim. Ce qui n’est pas très clair, c’est s’il a vendu la totalité ou seulement une partie à l’entreprise. De La Diana, qui a une superficie de 15 000 hectares, le golfeur apparaît aussi comme concessionnaire. Les deux mines se trouvent à une distance de quatre kilomètres.

En 2009 et 2010, Larequi et des gens de Camsim ont visité deux communautés limitrophes de leurs mines : Paraje Montero, qui appartient au réseau des gardiens de La Montaña, et Iliatenco, dans le but d’obtenir des conventions temporaires de permis et de soutien logistique pour leurs travaux d’exploration. Dans aucun des deux cas les communautés n’ont été consultées ou informées des concessions à cinquante ans déjà octroyées par le gouvernement fédéral. Gamboa me raconte que dans le cas de Paraje Montero, Larequi est venu aussi avec les fonctionnaires du tribunal agraire et a fait croire que les papiers anciens de la mine de son père étaient toujours valables et qu’il était en train de régulariser. « Mais il n’a jamais expliqué que cette convention des années soixante n’était pas applicable, que les lois minières avaient changé, de même que la loi agraire, et il n’a jamais expliqué si l’exploitation se ferait à ciel ouvert ou pas », détaille Roberto Gamboa.

Le militant précise que Larequi a présenté un contrat à Paraje Montero pour obtenir un consentement à ses travaux d’exploration et d’exploitation, changer l’usage du sol et faire accepter la démarche comme irréversible. En échange, Camsim verserait 90 000 pesos la première année d’exploitation. La seconde, une nouvelle rente serait établie, et quinze personnes du village seraient embauchées pour 150 pesos par jour. Le responsable du commissariat aux biens communaux, José López, dit que Camsin a remis 60 000 pesos. Avec cet argent, ils ont construit le premier étage de leurs installations. Les gardiens de La Montaña ont fait connaître au village leur campagne contre les compagnies minières dans la région. « L’information nous a alarmés », confie López. Ils ont donc décidé d’enquêter davantage sur la question et ils en discuteront en assemblée populaire.

Larequi et les gens de Camsim se sont aussi rendus à Iliatenco à l’automne 2010. Ils ont parcouru pendant plus d’une heure le chemin de terre creusé sur les pentes abruptes pour arriver à l’un des villages qui prend le soin le plus jaloux de ses forêts. Au titulaire du commissariat aux biens communaux, Tomás García Evaristo, ils ont remis un document élaboré en son nom dans lequel celui-ci autorisait les travaux d’exploration, et ils lui demandaient deux personnes comme guides, qu’ils paieraient 150 pesos par jour. García n’a pas voulu le signer. Il dit qu’ils lui ont assuré qu’ils apporteraient l’emploi, qu’ils construiraient des écoles, des cliniques et qu’ils les feraient profiter de programmes gouvernementaux. García a maintenu sa position et il a répondu que ce serait l’assemblée populaire qui déciderait. Celle-ci s’est opposée à la demande. Quelques jours plus tard, García a informé Larequi et Camsim de cette résolution. « Ils se sont fâchés, ils sont repartis très mécontents », se souvient-il. Depuis ce moment-là, Iliatenco a créé une brigade de surveillance qui patrouille quotidiennement dans ses montagnes touffues de pins pour alerter en cas d’incursion extérieure.

La disparition du mont Bermejal

L’après-midi est brûlante dans la plus grande mine d’or du Mexique, la Filos/Bermejal, limitrophe de Carrizarillo, en pleine jungle sèche, à six heures de voiture au nord-ouest de la région haute de La Montaña. Des dizaines de camions géants de la compagnie canadienne Goldcorp transportent en file indienne des tonnes de pierres dynamitées du cerro Bermejal. Enfin, de ce qu’il en reste : une gigantesque vasque à l’intérieur échelonné, car on exploite le mont par tranches longitudinales. Le dirigeant le plus emblématique dans la lutte contre les compagnies minières au Guerrero, du nom de Valeriano Celso Solís, regarde de loin l’horizon altéré de son village. Il sait à quoi s’en tenir sur les conséquences de l’exploitation minière à ciel ouvert et, grâce aux militants de Tlachinollan, il s’est déplacé l’année dernière vers la forêt de nuages et a pu échanger avec les gardiens de la montagne. Cheveux noirs de jais, petite taille et bedaine prononcée, il fouille dans ses souvenirs : le Bermejal était le point culminant de ce paysage agreste, on l’a appelé ainsi à cause du ton rouge vermeil de sa terre, et à son sommet, couronné par des chênes verts, le bétail et les animaux sauvages se reposaient à l’ombre. Le mont n’existe plus. Les cerfs, les ratons laveurs, les chachalacas [2] et les colombes ont fui.

Sa main signale la file de camions qui passent sans interruption. Ils montent. Ils descendent. Un, un autre, et encore un autre. En trois huit. De jour comme de nuit. Goldcorp ne perd pas de temps : elle doit traiter quatre tonnes pour obtenir un gramme d’or. Pour fondre une pièce comme celles du centenaire de la Révolution, elle devra remuer 200 tonnes de mont. Les camions descendent, pressés, vers la vallée où la famille Solís cultivait du maïs. Maintenant, ce sont ce qu’on appelle les cours de lixiviation : sur une étendue où tiendraient trois terrains de football et qui présente une légère pente, les restes caillouteux d’El Bermejal sont éparpillés en couches superposées. Ils sont arrosés en permanence avec une solution d’eau et de cyanure qui dissout l’or, le minerai s’écoule sur la pente, et il est transféré par des canalisations à des bacs d’eau où il est séparé du cyanure. Ensuite, il est fondu. Au fur et à mesure que le mont Bermejal diminue en hauteur, on voit émerger dans ces cours un mont de matériau déjà traité. À côté des cours on voit quelques champs de maïs cendreux et flétris, que quelque paysan s’est aventuré à semer. Comme il n’y a plus personne pour prendre soin des pâturages, l’élevage aussi est passé à l’histoire. Les agaves de ce village producteur de mezcal ont cessé de naître. Et Goldcorp a clôturé l’unique zone dans laquelle quelques agaves ont mûri sur les collines. « Il n’y a plus de vie, c’est devenu une vallée de poison », se lamente Solís à cause de cette mine qui a commencé ses travaux d’extraction en 2007.

Goldcorp est la première compagnie minière à avoir introduit l’exploitation à ciel ouvert au Guerrero. Elle possède le toucher de Midas [3] : c’est la compagnie minière la plus grande d’Amérique et la seconde au monde. De 2010 à 2011, elle a augmenté de 43 % ses bénéfices internationaux, en partie parce que les métaux ont grimpé de 750 % au cours de la dernière décennie, et en partie à cause de son procédé agressif d’extraction dans ses dix mines, certaines situées au Guatemala, au Chili et en Argentine. Elle tire 40 % de son extraction d’or du Mexique, de deux mines limitrophes : El Bermejal, à Carrizalillo, et Filos, à Mezcala, ainsi que d’une autre dans l’État de Zacatecas et d’une autre encore dans celui de Chihuahua. En 2011, la compagnie a augmenté de 30 % ses rentrées totales au Mexique, elle a produit deux millions et demi d’onces d’or ; 55 % servent pour la joaillerie mondiale, de 15 à 20 % sont utilisés pour fondre des lingots et le reste pour garantir les investissements.

Et pendant ce temps, combien a gagné Solís ? Au début, ce lutteur social et chacun des membres de l’ejido ont reçu 1 200 pesos par an comme rente sur chaque hectare. Gamboa, le militant de Tlachinollan, explique que s’il est vrai que l’opération s’est faite pour la rente de la terre, parce que le gouvernement ne peut pas vendre la terre des ejidos, l’entreprise a fait croire à la communauté qu’elle avait l’autorisation fédérale pour l’acheter et payer par versements annuels. La compagnie, avec la bénédiction gouvernementale, s’est pratiquement emparée de 95 % des 1 400 hectares de superficie de l’ejido : elle a construit des chemins, des cours de lixiviation, et en outre elle a clos des aires où elle a construit ses installations, laboratoires, bureaux, logements pour ses travailleurs extérieurs et ses cadres.

Le village, raconte le dirigeant, s’est retrouvé du jour au lendemain sans terre, sans possibilité de revenus, et les membres de l’ejido n’étaient pas embauchés à la mine. Le désespoir est apparu. Les membres de l’ejido se sont organisés pour exiger de meilleurs bénéfices, mais Goldcorp ne les a pas écoutés. Le 2 février 2007, ils ont bloqué les travaux de la mine pour quatre-vingt-quatre jours. Pour toute réponse, ils ont été menacés, la police de l’État les a réprimés. Le centre Tlachinollan a conseillé juridiquement l’ejido, et en analysant ses pertes de production, il a obtenu un succès qui fait date sur le plan national : le paiement le plus élevé qu’une compagnie minière verse pour la rente d’un hectare à une communauté ; 14 000 pesos en 2008, qui sont montés à 32 000 pesos en onces d’or en 2009. En somme, Goldcorp doit payer neuf millions de dollars par an à 252 familles de l’ejido. Gamboa dit que, de toute façon, la somme révèle une « iniquité énorme », car l’entreprise a obtenu en 2010 des rentrées de 371 millions de dollars, et s’il est vrai que ses coûts de production ont été de 121 millions de dollars, son bénéfice net est monté à 250 millions.

À présent, le dirigeant et son épouse reçoivent 500 000 pesos par an, autour de 40 000 pesos par mois. L’argent obtenu par les 252 familles de la communauté se reflète dans les maisons rénovées et quelques camionnettes de modèles récents. Par contraste, les rues du village sont en très mauvais état, il n’y a pas d’infrastructure convenable d’égouts ni d’eau potable, et l’unique ouvrage visible donné par l’entreprise est un petit poste de santé avec deux pièces. Solís pense que si auparavant ils vivaient dans la misère et étaient obligés de migrer, ils possédaient une cohésion communautaire qui à présent se déchire à la recherche du bénéfice individuel, en particulier chez les jeunes. Trois de ses fils travaillent dans l’entreprise comme chauffeurs. Un autre n’a pas réussi à être embauché et il est au chômage, comme bien d’autres jeunes.

La critique la plus centrale contre Goldcorp concerne l’usage de produits toxiques. Le militant Gamboa dit que si la compagnie utilise une matière plastique qui empêche le cyanure de s’infiltrer vers les nappes phréatiques, sa consommation d’eau démesurée assèche les cours d’eau de la zone et, en plus, 30 % de l’eau cyanurée des cours de lixiviation s’évapore et se disperse. Le combattant agraire rapporte qu’en période de sécheresse il y a des nuages de poussière dans la région et qu’à cause de cela il y a des habitants qui souffrent de maux de tête, de vomissements et de problèmes de bronches. Il mentionne même le cas d’une travailleuse qui est morte par empoisonnement, mais dont la famille n’a pas voulu réclamer quoi que ce soit. Il pense que le seul espoir d’avenir pour ses petits-enfants est de quitter Carrizalillo : « Tout est perdu, nous sommes propriétaires des terres, qui sont l’héritage que nous pouvions laisser à nos enfants, et elles sont détruites. Quand la mine s’en ira, qui va vouloir semer ? Personne, c’est rien que du cyanure. »

Adalberto Terrazas et Federico Villaseñor, cadres de Goldcorp Mexique, dans une interview depuis leurs bureaux de Lomas de Chapultepec, dans la ville de Mexico, rejettent chacune des accusations contre la compagnie. Ils disent que le paiement de 1 200 pesos de rente annuelle par hectare a été « le prix juste » à ce moment-là, parce que le prix de l’or était à la baisse. Ils expliquent que s’il est vrai qu’ils ont des profits millionnaires, leur investissement en exploration et en extraction est aussi gigantesque, car Carrizalillo ne représente que 10 % de l’extension territoriale qu’ils ont en concession dans la région, qui est de 6 150 hectares. À leur avis, Goldcorp a amélioré la qualité de vie à Carrizalillo : « À présent, ils ont des routes, des maisons à étage, des rues pavées, une infrastructure dont ils n’avaient jamais rêvé », dit Villaseñor.

Ils nient endommager l’environnement. Et qu’une travailleuse soit morte d’empoisonnement. À Carrizalillo, les cerfs, les ratons laveurs, les chachalacas et les colombes sont partis, dit Villaseñor, parce que « là où il y a progrès et civilisation, évidemment, les animaux se retirent ». À propos de l’eau, il dit que sa concession est prévue pour consommer 4 millions de mètres cubes par an (provenant du río Balsas). Il note que dans son processus pour laver l’or du cyanure, ils ont un circuit fermé qui recycle l’eau en permanence sans la rejeter, et que si 27 % de cette eau s’évapore, elle est libre de toxique et ne pollue pas.

Les chefs d’entreprise font savoir que Goldcorp n’a pas fixé d’année de départ de Carrizalillo, mais que d’après les prévisions ce pourrait être pour 2026. Ils disent qu’ils ont un programme de restauration de l’environnement : à Mezcala, ils disposent d’une pépinière où ils cultivent 350 000 arbres, et ils ont conservé deux millions de mètres cubes de sol végétal du Bermejal. Terrazas dit qu’en s’en allant ils laisseront l’endroit presque comme il était avant : « Nous l’avons excellemment planifié. » Quand il n’y aura plus d’or à extraire de tout l’ejido, le mont de cailloux dans les cours de lixiviation entrera dans un long processus, pour un nombre d’années indéterminé. Ce mont de déchets toxiques sera arrosé avec de l’eau propre, encore et encore, pour éliminer jusqu’à la dernière goutte de cyanure. Il sera recouvert du sol végétal du Bermejal et dessus seront semées des espèces endémiques du lieu. Il naîtra un nouveau cerro Bermejal.

Le cerro Borracho a peur

Dans la forêt de nuages de la haute Montaña, il y a des bassins hydrologiques énormes. Viennent y boire des ratons laveurs, des tatous, des coyotes et des espèces en danger d’extinction comme le cerf à queue blanche et le jaguar. L’un de ses fleuves, le Camotetenco, descend de la montagne et se jette dans la mer. Son large lit glisse par une vallée rocheuse et à un endroit il s’unit à un autre cours d’eau. Les deux fleuves servent de limite entre les noyaux agraires d’Iliatenco, Paraje Montero et Zitlaltepec, juste là où ils bordent le cerro Borracho. Ce mont en forme de cône est ainsi nommé parce que celui qui y grimpe a la tête qui tourne, il perd le sens de l’orientation. Il est « como borracho, comme saoul ».

Tout cela, c’est García qui me le raconte, le dirigeant du commissariat aux biens communaux d’Iliatenco. Ce Tlapanèque de courte stature et de complexion vigoureuse nous emmène aux installations abandonnées de la mine San Javier, limitrophe du cerro Borracho. Si Iliatenco ne fait pas partie du réseau des gardiens de la montagne, la défense aguerrie de la forêt de la part de García a fait qu’il ait été nommé dans une assemblée président régional pour la défense du territoire : « Non aux entreprises minières ». Avec l’esprit martial qui le caractérise, l’indigène est à la tête de la petite expédition formée par une brigade d’hommes à lui, des gardiens de la montagne, et nous. García impose le rythme et les itinéraires. « Mes gens ont des pieds de cerf », prévient-il. Et d’un pied de cerf, ils traversent les cours d’eau en sautant de pierre en pierre, ils montent et descendent des versants escarpés. Nous, d’un pas de citadin écervelé, nous glissons dans la rivière et dérapons sur les pentes. « Ce que vous êtes lents ! » nous dit-il constamment.

À un endroit du río Camotetenco, il reste des vestiges du fonctionnement de la mine San Javier : de la tuyauterie rouillée et la trace de coulées corrosives sur le terrain. Dans ses installations, il y a de vieilles machines, quelques construction et, sur un mont proche, un tunnel inachevé de 30 ou 40 mètres de profondeur. Maintenant, c’est la maison d’une colonie de chauves-souris. Camsim veut réactiver la mine et exploiter une veine de minerais dans le cerro Borracho. García pense que le gouvernement fédéral a donné en concession son territoire aux compagnies minières parce que historiquement il porte atteinte aux droits indigènes : « Mais il se trouve qu’aujourd’hui nous sommes plus éveillés, plus mûrs, avec le savoir qu’on ne peut plus nous piétiner comme avant. »

Le centre Tlachinollan a déjà déployé une stratégie qui vise l’annulation des concessions minières dans La Montaña et la Costa Chica. Mais il reconnaît qu’il n’a pas beaucoup d’armes pour le faire, vu la dévalorisation de la terre communautaire. Le militant Gamboa en rend responsable le gouvernement de Carlos Salinas de Gortari : il a réformé l’article 27 de la Constitution, ce qui a rendu possible la spoliation de la terre des ejidos et des communautés, et avec l’approbation du traité de libre commerce (TLC, en français accord de libre-échange nord-américain, Alena), il a facilité le pillage des minerais des territoires. Légalement, les communautés ne peuvent les défendre, seulement la terre qu’ils foulent, car le gouvernement fédéral est maître des richesses du sous-sol. « Notre bataille se livre alors pour le mètre de terre que les compagnies doivent piétiner », dit-il.

Tlachinollan préconise que les communautés s’abritent derrière la Loi agraire et fassent certifier leurs terres au Registre agraire national (RAN) pour avoir une certitude juridique. Seize des vingt-cinq communautés qui seraient affectées par les cinq projets miniers l’ont déjà fait, et le reste est en passe de le faire. Dans une deuxième phase, elles auraient recours à la nouvelle loi d’amparo (protection) qui permet à des collectivités de se garantir contre des actes ou omissions d’autorités qui les affectent. « Une fois que la compagnie minière est entrée, il est pratiquement impossible de la faire sortir, dit Alejandro Ramos, conseiller juridique du centre Tlachinollan, alors la stratégie, c’est qu’elle n’entre pas ; si elle le fait, nous sommes pour ainsi dire perdus. »

Le gouvernement du Guerrero joue les médiateurs entre les gardiens de la montagne et les compagnies minières au travers de Leonel Lozano, le conseiller environnement du gouvernement de l’État. Celui-ci nous reçoit sur rendez-vous. L’agronome reconnaît qu’il n’existe pas de politique de développement minier qui protège les communautés, et il impulse un accord de bonne volonté dans lequel on obligerait les entreprises à appliquer un système de royalties, le financement de programmes sociaux, la garantie des bénéfices locaux une fois les compagnies parties, la prévention de l’impact environnemental et l’impulsion de l’exploitation minière communautaire à petite échelle, parce que « ce n’est pas tout, de dire un “non” carré, après, qu’est-ce qu’on fait ? On reste assis sur un trésor sans pouvoir y toucher ? »

Selon le site Internet de Vendome/Camsin, ces entreprises analysent les veines de La Diana/San Javier grâce à un programme satellite. Elles ont déjà acquis une autre propriété limitrophe, San Miguel, avec une étendue de deux mille hectares. Hochschild garde le secret. Et Goldcorp réalise des explorations dans la localité de Xochipala, voisine de Carrizalillo.

Les gardiens de la montagne vont convoquer une réunion régionale de regroupement et d’évaluation ce mois d’avril. Ils se maintiennent sur leur position d’épuiser toutes les voies légales. Mais l’indignation bouillonne dans la région. Un Tlapanèque grand et moustachu prévient : « Ici, ce qui nous reste, c’est l’organisation du peuple, la résistance, et nous bagarrer à coups de pelle et de hache jusqu’aux ultimes conséquences. »

Laura Castellanos

El Universal Domingo, Mexique, 15 avril 2012.

Traduit par el Viejo.

Notes

[1Encore appelée forêt mésophile ; il s’agit d’un écosystème rare et fragile de forêt semi-tropicale humide (NdT).

[2Sorte de petite poule sauvage ; qu’on imagine notre poule d’eau avec un plumage plus clair, une longue queue et un bec de pigeon ; son nom est une imitation de son cri (NdT).

[3Rappelons que selon la mythologie grecque Midas, roi de Phrygie, avait obtenu de Dionysos le don de transformer en or tout ce qu’il touchait (NdT).

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