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Mexique profond, de Guillermo Bonfil Batalla
(extrait de la préface d’Alèssi Dell’Umbria)

jeudi 21 septembre 2017, par Alèssi Dell’Umbria

Guillermo Bonfil Batalla
Mexique profond. Une civilisation niée
Traduit de l’espagnol (Mexique) par Pierre Madelin
Préface d’Alèssi Dell’Umbria
Zones sensibles, Bruxelles,
2017, 248 pages

Ce livre de Guillermo Bonfil Batalla, disponible pour la première fois en français, est de ceux qui marquent leur temps. Publié en 1987, México profundo fait depuis régulièrement l’objet de rééditions au Mexique. Quand j’arrivais à Oaxaca, encore vibrante de l’insurrection de 2006, ce titre revenait dans les discussions avec les compañeros — à ce moment-là, la dernière édition en date était épuisée et le texte circulait sous forme de photocopies, tel un samizdat. Les analyses avancées avec audace à la fin des années 1980 par Bonfil Batalla étaient devenues vingt ans plus tard l’apanage de toute une génération de jeunes, indigènes ou métis, que les reflets du México imaginario ne faisaient plus rêver.

Les années 1980 furent une décennie de maturation. La guerre sale s’était terminée en 1978. Les mouvements de guérillas, tant urbaines que rurales, avaient tous été anéantis par une répression militaire et policière digne des dictatures d’Amérique du Sud. Une génération entière avait été broyée. Un changement de paradigme s’opérait, en silence et dans la pénombre. Il restait imperceptible à quiconque continuait d’observer le pays du point de vue du Mexique imaginaire. Dans la Sierra Norte d’Oaxaca naissait le mouvement de la comunalidad, et dans la forêt Lacandone au Chiapas se formait en 1984 l’Armée zapatiste de libération nationale. Le modèle des guérillas organisées verticalement, avec des métis au sommet et des indigènes à la base, était désormais épuisé. Il est peu probable que Bonfil Batalla ait eu connaissance de ces mouvements, mais la thèse centrale de son livre allait nourrir ceux et celles qui, loin d’avoir renoncé à la lutte, entreprenaient de la reconstruire à partir du Mexique profond, celui des peuples indigènes.

La thèse de Bonfil Batalla est simple : il existe deux pays au Mexique, le pays imaginaire et le pays profond. Le premier domine tous les aspects de la vie publique et a refoulé le second dans les limbes de l’histoire. Le Mexique imaginaire ne cesse de se projeter dans un futur fantasmatique tandis que le Mexique profond porte la mémoire de cinq siècles de révoltes et de répressions. L’horizon historique de ce livre est donc celui d’un conflit séculaire entre deux pans de la réalité. Son horizon géographique est celui du Mexique entier, du río Grande del Norte au río Usumancita, de la mer des Caraïbes au golfe de Californie.

La rédaction de Mexique profond dura de mai 1985 à avril 1987. Bonfil Batalla travaillait alors au Centre d’enquêtes et d’études supérieures d’anthropologie sociale, ce qui n’empêcha pas ce livre de prendre ses distances avec l’enquête anthropologique, qui se limite à l’étude exhaustive d’une ethnie sans jamais se hisser au-delà — à moins de tomber dans l’analyse structurelle, ce qui est encore pire. Non qu’il ait négligé le fameux terrain cher aux enquêteurs : on n’écrit pas un tel ouvrage sans avoir parcouru le pays profond.

Le reproche a souvent été fait aux études anthropologiques de figer les mondes qu’elles étudient, d’oblitérer les évolutions internes et les adaptations aux forces extérieures qui leur donnent cette forme sous laquelle l’enquête les a trouvés. Bonfil Batalla s’efforce au contraire de restituer ces mondes dans un devenir historique. L’auteur aborde ces peuples dans la dynamique globale qui leur a tracé un destin commun. Si c’est évidemment l’expérience commune de la colonisation et de l’exploitation qui fonde cette unité, celle-ci ne transcende aucunement la diversité ethnique de ces peuples. Bien au contraire, cette diversité présente, face au rouleau-compresseur de l’homologation nationale, une puissance politique que l’auteur reconnaît. Alors que l’ethnographie et l’anthropologie s’étaient contentées d’amasser des éléments d’information en s’interdisant d’en avoir l’emploi, Bonfil Batalla réalise une magistrale synthèse de tout ce matériel en le plaçant dans une perspective politique, refusant de se cacher derrière la prétendue neutralité de l’observateur.

L’auteur commence par établir clairement que la domination coloniale n’a pas cessé mais qu’elle a seulement évolué dans ses modalités. L’indépendance du pays consolida le pouvoir d’une élite d’origine occidentale qui, n’ayant d’autre horizon que le droit de propriété privée, allait s’efforcer d’anéantir la communalité de la terre propre aux peuples indigènes. Avec les lois libérales des années 1850 commença une enclosure qui devait générer un prolétariat sans feu ni lieu condamné au péonage puis au salariat. Le Mexique imaginaire s’est toujours nourri du sang et de la sueur de cette main-d’œuvre indigène, dans les mines du Sonora ou dans les champs de sisal du Yucatán avant la Révolution, dans les usines de Ciudad Juárez ou les champs de tomates du Sinaloa à présent.

L’auteur règle ensuite son compte à l’un des principaux mensonges fondateurs du Mexique imaginaire, celui d’un pays qui serait essentiellement métis, né de la fusion harmonieuse entre peuples originaires et Européens. S’il admet qu’un certain métissage s’est effectivement opéré au cours des siècles Bonfil Batalla montre que le terme de mestizo s’étend bien au-delà de qui est né de ces unions mixtes. Et de fait il est frappant de reconnaître les mêmes visages dans les communautés indigènes et dans les colonies métropolitaines dont les habitants sont pourtant qualifiés de « métis ». La condition mestiza se définit essentiellement en négatif : cela revient le plus souvent à ne plus être indigène, à être sorti du système communautaire et de la cosmovision qui le porte. Être indigène, c’est inversement vivre encore en partie en dehors du temps et de l’espace de la civilisation marchande.

J’attendais, un soir, dans une gare des bus. La télévision, omniprésente dans les lieux publics, inondait la salle d’attente de ses couleurs criardes. Après une telenovela s’ouvrit une page de publicité. Je ne pus m’empêcher de demander à mes voisins, tous morenos — bruns —, comment il se faisait que la télévision ne montrait que des güeros, des visages pâles, alors que le Mexique était majoritairement moreno. Mes voisins, un peu embarrassés et sans doute surpris qu’un güero pose cette question, me répondirent qu’en fait dans le Nord du pays les gens étaient comme ça. Mais bien que le Nord soit effectivement beaucoup moins indigène que le Centre et le Sud, les visages morenos y sont aussi majoritaires, notamment dans les zones industrielles — il faut aller dans les beaux quartiers des grandes métropoles pour voir dominer les visages pâles. L’ambigüité de cette réponse traduit la zone d’incertitude dans laquelle évolue toute une partie du Mexique, tiraillée entre deux pays dont l’un écrase l’autre.

Le racisme au Mexique augmente en proportion exacte de l’adhésion au modèle occidental, indéfiniment poursuivie dans la course haletante imposée par l’esclavage salarié. Aux prétendus métis le Mexique imaginaire fait croire qu’ils accéderont, chacun individuellement, avec beaucoup d’abnégation et de sueur, à la prospérité occidentale — beaucoup finissent par comprendre que celle-ci n’est pas une sphère stable mais une échelle sans fin qu’ils ne cesseront d’escalader toute leur vie durant. C’est que le Mexique imaginaire fait miroiter l’espoir d’accéder à des marchandises dont la possession et l’exhibition sont obligatoires si l’on veut être reconnu socialement — alors que dans les mondes indigènes, la reconnaissance s’obtient au service de la communauté, à travers un don de soi non quantifiable en argent.

L’indigène en huaraches, ces sandales traditionnelles, représente donc la pauvreté dans le spectacle du Mexique imaginaire, et manifeste par sa seule existence l’impossibilité de faire du pays un décalque parfait des États-Unis ou de l’Europe occidentale. Son altérité ne provoque alors pas seulement du mépris, mais de la colère. Il est coupable de retarder la marche du pays vers les lumières du progrès et du développement.

Ainsi un quidam à la peau morena mais qui circule en costard-cravate de bonne coupe, attaché-case à la main, n’a pas à craindre les regards hostiles. Il a fait ses preuves aux yeux du pays imaginaire, au contraire du moreno en jeans et tee-shirt usés avec le classique sac à dos sur les épaules qui sent le pays profond. Les flics, souvent eux-mêmes d’origine indigène et d’autant plus racistes qu’ils en ont honte, donneront du señor au premier, du pinche naco au second et si l’occasion s’y prête lui extorqueront le peu de monnaie qu’il a sur lui, certains que nul n’ira prêter l’oreille à la plainte d’un indio.

Si l’indigène, qui partout dans le pays est désormais aux avant-postes de la rébellion, par le simple fait de défendre ses droits proclame sa dignité, le métis se trouve dans la situation inconfortable d’avoir sans cesse à prouver qu’il n’est pas un résidu indigène mais un Mexicain moderne. L’insulte courante dans la capitale, naco, désigne avant tout cet individu déraciné et mal occidentalisé, condamné à rêver du Mexique imaginaire et qui ne sortira jamais de l’infériorité à laquelle le voue une société hiérarchique où les mœurs et les goûts sont modelés par le pouvoir d’achat. Le naco, c’est le métis qui ressemble encore à un indigène.

Les mondes indigènes refoulés dans les limbes ne cessent pourtant d’irradier et Mexique profond examine les nuances et les subtilités de ce pays schizophrénique, tout ce qui renvoie à chaque instant au Mexique profond, dans les rituels, l’habillement, les fêtes, la cuisine, les alcools, et jusque dans le vocabulaire en vigueur chez les Mexicains métis. Bonfil Batalla montre que le Mexique imaginaire ne conserve ces éléments devenus disparates qu’en occultant leur origine indigène ou, inversement, en la valorisant comme témoignage d’un passé révolu.

Il est donc parfaitement cohérent que Bonfil Batalla récuse l’indigénisme, cette approche paternaliste des mondes indigènes qui prétendait « sauver l’indigène de lui-même ». Créé en 1948, l’Instituto Nacional Indígenista fut l’instrument de cette domination subtile. Pendant ce temps, l’expropriation et l’exploitation des peuples indigènes se poursuivaient, condamnant leurs mondes à toujours plus de précarité. Bonfil Batalla fait bien la différence entre l’indigénisme et une démarche ethnographique qui s’efforce de restituer la vérité des mondes indigènes. C’est dans cet esprit qu’il crée en 1982 le Musée national des cultures populaires, installé dans le quartier de Coyoacán, à Mexico DF. Celui-ci n’accueille pas d’exposition permanente, mais une succession d’événements organisés autour d’une thématique précise, dans laquelle tous les aspects, plastiques, sonores, gustatifs de la sensibilité indigène sont sollicités. La première fut un hommage à la milpa, cette technique agricole ancestrale des peuples indigènes qui consiste à combiner plusieurs cultures dans le même jardin, maïs, courge, haricot, etc. Dans ces années-là, Bonfil Batalla défend la notion d’ethno-développement, qu’il oppose à l’idéologie du développement importée des pays occidentaux, et il conçoit le travail ethnographique dans cette perspective.

L’action de Bonfil Batalla atteint donc aux limites de l’activité anthropologique et Mexique profond résonne finalement comme un appel à l’action. L’auteur laisse la porte grande ouverte, il sait que d’autres ne manqueront pas de venir qui effectueront le passage « … en marge de l’activité politique imaginaire, imposée par ce Mexique irréel, dominant, mais sans racines, sans chair ni sang ». Quand on connaît le rôle de collabos que jouent à présent au Mexique certains anthropologues, engagés comme consultants par les autorités lors de conflits avec des communautés indigènes en lutte, on mesure d’autant plus l’indépendance de Bonfil Batalla à l’égard des pouvoirs en place.

Éditions Zones sensibles
septembre 2017.

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