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La révolution surgit comme un voleur dans la nuit

samedi 17 juin 2017, par Richard Pithouse (Date de rédaction antérieure : 21 mars 2011).

La vie, la vie ordinaire, suit certains rythmes. Nous grandissons, les saisons changent et nous occupons de nouvelles places dans le monde. Quand vous n’êtes plus un enfant, vous laissez de côté toutes les choses enfantines et vous passez à l’étape suivante de votre vie. Mais il existe une multitude de gens en ce monde qui n’ont pas la possibilité de faire construire une maison, de se marier, de s’occuper de leurs enfants et de leurs parents vieillissants. Il existe une multitude de gens qui vieillissent sans pouvoir sortir d’une existence misérable et épuisante. Ils réussissent parfois tout juste à rassembler quelques sous en vendant des tomates ou des chargeurs de téléphones portables dans la rue, pour louer un taudis au fond d’une cour.

Mohamed Bouazizi faisait partie de cette multitude. Il est né en 1984 en Tunisie dans la ville de Sidi Bouzid. Son père est mort sur un chantier en Libye quand il avait trois ans. Il est allé à l’école du village, constituée d’une salle unique, mais il a dû commencer à travailler dès ses dix ans et a définitivement abandonné l’école à la fin de son adolescence .Dans une ville où le taux de chômage avoisinait les 30 pour cent, il n’a pas réussi à trouver du travail et a commencé, comme tant d’autres, à vendre des fruits et des légumes dans la rue. Les 100 euros qu’il gagnait tous les mois lui permettaient de subvenir aux besoins de sa mère, son oncle et de ses frères et sœurs plus jeunes. Chose incroyable, il réussissait même à payer les études universitaires de sa sœur Samia.

Depuis qu’il était enfant, il avait été harcelé par la police, laquelle lui confisquait régulièrement sa brouette et ses marchandises. Le 17 décembre 2010, il venait de débourser 150 euros pour s’approvisionner quand un employé municipal lui a réclamé un pot-de-vin pour qu’il puisse conserver son emplacement dans la rue. Du fait qu’il n’avait pas les moyens de payer, ils ont retourné sa charrette, ont confisqué sa balance, lui ont craché au visage et l’ont giflé. Il est allé porter plainte aux bureaux municipaux, mais personne n’a condescendu à le voir. Il est sorti, a acheté de l’essence, l’a répandu sur son corps et s’est immolé devant les bureaux municipaux. La mère de Mohamed a dit à un journaliste qu’il ne s’était pas suicidé parce qu’il était pauvre, mais parce qu’il avait été humilié. « Cela l’avait affecté profondément, sa fierté avait été blessée. »

En 1961, Frantz Fanon décrivait en Tunisie : « Le monde colonial est un monde divisé en deux. La ville appartenant aux colonisés, tout du moins la ville indigène, le quartier noir, la médina, la réserve sont des lieux mal famés, peuplés de gens de mauvaise réputation. Ils sont nés là, peu importe le lieu ou comment ; ils meurent là, peu importe le lieu ou comment. »

Cinquante ans plus tard, les villes sont encore divisées en zones séparées entre ceux qui comptent et ceux qui ne comptent pas. De nos jours, ce qui différencie ceux qui comptent de ceux qui ne comptent pas est en général la richesse. Mais les gens rejetés par la société continuent à être considérés comme une menace pour la société. Jacques Depelchin, l’historien congolais, écrit : « Les pauvres en Afrique se sont substitués au Continent noir en tant que définition symbolique conceptuelle d’obstacle à la civilisation. »

Certes, Mohamed Bouazizi n’est pas mort de cette mort invisible qui caractérise le pauvre moyen. Quand il s’est immolé, il a allumé la mèche de l’insurrection qui a chassé du pouvoir Zine el-Abidine Ben Ali en Tunisie, a renversé Hosni Moubarak en Égypte, et s’est ensuite propagée comme un incendie dans une plaine jusqu’à l’Algérie, le Yémen, l’Iran et au-delà. La révolte passe par-dessus les frontières censées arrêter les gens quand bien même l’argent circule, les dissidents sont extradés et les renseignements sont échangés.

Il se peut que ces insurrections, au même titre que les révolutions de 1848 en Europe et les révoltes contre le stalinisme en 1989, amènent un nouvel ordre mondial encore imprévisible à ce jour.

La colère du peuple peut se focaliser sur des boucs émissaires innocents comme les homosexuels en Ouganda, les musulmans dans certaines régions de l’Inde ou les travailleurs immigrés en Afrique du Sud. Les révolutions sont souvent défaites, cooptées ou même utilisées pour renforcer l’oppression en la modernisant. L’avenir de la Tunisie, de l’Égypte, et de tous les autres pays où les gens descendent désormais dans la rue en s’opposant à la police et aux gros bras du parti, n’est pas encore écrit. L’objectif des élites locales et de l’impérialisme sera sans aucun doute qu’une plus grande place leur soit accordée dans cette histoire qu’aux gens qui ont déjà renversé deux dictatures.

Mais quelle que soit l’issue finale des conflits en Afrique du Nord et au Moyen-Orient, quelque chose a été fait et ne peut être défait. Ce quelque chose est le fait qu’un vendeur à l’étalage ayant refusé de continuer à subir les outrages et le pur sadisme d’un pouvoir bureaucratique a été entendu et a finalement provoqué la chute d’un dictateur brutal, allié de l’impérialisme. Et ne serait-ce que l’espace d’un instant, cela a retiré tout pouvoir aux dictateurs, aux fonctionnaires, aux experts, à la police et aux organisations non gouvernementales et l’a remis entre les mains du peuple de façon ferme et glorieuse.

Ce n’est pas la première fois que le pouvoir des gens qui ne comptent pas, comme le voleur dans la nuit, a soudain surgi au centre de la scène mondiale sans crier gare.

L’histoire chrétienne fait partie d’une des nombreuses histoires dans lesquelles un pauvre homme issu d’un village de province engendre un impact historique considérable, dépassant de loin celui de ses persécuteurs. Et de la révolution en Haïti en 1804, en passant par la Commune de Paris en 1871, jusqu’aux mouvements anticolonialistes des années cinquante et soixante, lesquels ont conduit à une révolution générale en 1968, le monde moderne été périodiquement recomposé grâce à l’intelligence et au courage des hommes et des femmes qui ont été le plus dénigrés par ce même monde.

De nombreuses leçons sont à tirer du drame qui se déroule en Afrique du Nord et au Moyen-Orient. L’une d’elles est que nous ne devrions pas présumer que les Sud-Africains continueront à accepter éternellement une vie sans travail, sans domicile et sans dignité.

Si nous continuons ainsi, le jour viendra où un incendie se déclarera à Grahamstown, Harrismith ou Ermelo, ou dans une ferme ou une école quelconques, ou bien dans un bidonville dont nous ignorons encore le nom, et ni les balles en caoutchouc, les gros bras du parti, les offres d’emploi ou d’argent aux dirigeants ou aux politiciens haut placés qui arrivent en hélicoptère avec force sourires et belles promesses ne pourront l’éteindre.

15 février 2011
Richard Pithouse

Ce texte, publié originellement en anglais par SACSIS,
a été traduit par Elizabeth Pleiber, traductrice bénévole pour rinoceros.

Source : ritimo
21 mars 2011

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