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« Faire l’Amérique » dans le style néolibéral

La nouvelle conquête espagnole

mercredi 8 décembre 2004, par Luis Hernández Navarro

L’expression « faire l’Amérique » (hacer la América) était employée pour qualifier ceux qui cherchaient à faire fortune sur le nouveau continent. Elle signifie aujourd’hui s’enrichir ou se forger une bonne position. C’est justement ce à quoi sont parvenus en un peu moins d’une décennie, les intérêts espagnols en Amérique latine, à coup de bonnes relations avec les élites politiques et économiques, souvent corrompues, et arborant non plus la croix et l’épée mais les drapeaux néolibéraux. La présence espagnole en Amérique du Sud se substitue, selon l’auteur et jusqu’à un certain point, à l’hégémonie traditionnelle états-unienne.

Rodrigo Rato, actuel directeur du Fonds monétaire international (FMI) est arrivé à Buenos Aires le 31 août pour « mettre de l’ordre dans l’économie argentine ». Il a dit au président Nestor Kirchner que le pays devait dégager un surplus fiscal primaire [1] plus important et destiner davantage d’argent au paiement de la dette. Le mandataire lui a alors répondu : « N’y pensez pas, n’y songez même pas. »

« Ce fut une rencontre tendue », comme l’a écrit le lendemain le quotidien Clarín, le gouvernement s’est montré inflexible dans ses positions et le FMI dans les siennes.

Rodrigo Rato connaît bien l’Amérique hispanique. « L’Amérique latine compte pour nous, a-t-il dit, ce sont 400 millions de consommateurs ». Deuxième vice-Premier ministre pendant le gouvernement de José María Aznar, il a été responsable de la privatisation des entreprises publiques espagnoles comme Telefónica, Repsol, Argentaria, et Endesa qui sont bien positionnées en Amérique latine.

Ce Madrilène de cinquante-cinq ans, issu d’une famille aisée de dirigeants d’entreprise, docteur en économie et diplômé de l’université de Berkeley, a été le cerveau économique d’Aznar. L’actuel chef du FMI a été une pièce maîtresse dans la conquête des marchés des anciennes colonies en donnant un appui inconditionnel aux investisseurs de son pays. Le 21 novembre 2002, lorsque les difficultés économiques du continent et les soulèvements populaires ont mis en danger la viabilité des entreprises, Rato, alors ministre de l’Économie, a réclamé des mesures d’urgence de soutien aux entreprises espagnoles pour qu’elles puissent continuer à jouer « un rôle très important ».

Les pressions ibériques - qu’elles soient directes ou au travers du FMI - ne sont absolument pas nouvelles en Argentine depuis la dévaluation de la monnaie en janvier 2002. Si l’on se réfère au quotidien Página 12 du 16 mars 2004, « le Premier ministre espagnol a toujours avalisé la main dure du FMI avec l’Argentine et fait du lobbying, chaque fois qu’il en a eu l’opportunité, en faveur des entreprises espagnoles dans le pays, que ce soit lors de leur réclamation d’un ajustement des tarifs des services publics privatisés ou pour obtenir des compensations millionnaires en bons pour la dévaluation qui a permis aux banques de se rendre maîtresses de l’État argentin ».

La visite de Rato en Argentine s’est terminée quelques jours après par un armistice temporaire. Selon le quotidien El País du 18 septembre 2004, le FMI a accepté la demande de l’Argentine de proroger l’échéance de paiement de sa dette publique se montant à un milliard de dollars jusqu’à l’année prochaine. Un petit geste de détente dans une guerre crue entre l’organisme financier multilatéral et une nation saccagée et en faillite. Un signe néanmoins accompagné d’une nouvelle menace : en accord avec le dirigeant du Fonds, le gouvernement de Kirchner devrait parvenir à un accord avec les créanciers privés de la dette extérieure argentine. Curieusement, une partie très importante des créanciers argentins sont des entreprises espagnoles. Les mêmes qui se sont installées dans le pays suite à l’intervention de celui qui était alors le ministre de l’économie espagnol.

Ce qui n’est pas fini, loin s’en faut, c’est la tension entre les entreprises espagnoles et le gouvernement argentin. Les compagnies électriques ont été sanctionnées pour les récentes coupures et le Sénat argentin a approuvé une loi qui interdit aux entreprises de services de supprimer automatiquement la fourniture à ceux qui ont des factures en retard sans un acte préalable de conciliation.

Rodrigo Rato n’est pas le seul Espagnol à donner des conseils aux politiciens latino-américains. La liste des gendarmes autodésignés du néolibéralisme est longue. José María Aznar, encore Premier ministre du gouvernement au moment de la tenue du sommet de Santa Cruz l’année dernière, profita de la réunion pour mener l’affaire rondement : davantage de privatisations, de discipline financière, d’ouverture des marchés et de libéralisation sont nécessaires, a-t-il dit. Que le modèle ne fonctionne pas en Amérique latine importe peu au politicien espagnol, car il travaille assez bien pour les entreprises multinationales qui ont transféré à la métropole un milliard de dollars rien qu’au titre du paiement des intérêts, de bénéfices et des droits de propriété intellectuelle. Peu importe que 209 millions de personnes de la région (42,2 pour cent de la population) survivent avec des revenus inférieurs au seuil de la pauvreté.

José María Aznar et Rodrigo Rato savent de quoi ils parlent. Les entreprises de leur pays ont entrepris depuis douze ans la reconquête du Nouveau Monde. À cette occasion, ils ne se sont pas armés d’arbalètes et d’armures mais de pesetas puis d’euros et de relations avec les élites politiques corrompues qui ont offert les biens de leur pays. Les entreprises téléphoniques, électriques, pétrolières, et d’aviation d’état sont passées en un rien de temps aux mains d’entreprises espagnoles.

Lorsque l’on parle de reconquête, il ne s’agit pas d’une affirmation gratuite. En août dernier au cours de la préparation des festivités du 12 octobre [2], le consul espagnol de la cité de Cordoba (Argentine) a affirmé justifiant le passé pour légitimer le présent que « les gens seraient dans des conditions bien pires sous les civilisations indigènes (...) ils seraient ou nous serions dans des conditions bien pires sous les civilisations incas, aztèques, mapuches, sioux, apaches qui ont été idéalisées par les historiens et les anthropologues alors que leur division en castes et leur caractère impérialiste et sanguinaire est bien connu » (El País, le 14 octobre 2004).

En 1999, l’Espagne est devenue le principal investisseur direct en Amérique latine. Les investissements directs de ce pays sont passés de 780 millions de dollars en 1990 à 100 milliards d’euros en 2001, parmi lesquels 26 milliards 281 millions en Argentine, 26 milliards 292 millions au Brésil, 9 milliards 197 millions au Mexique et 7 milliards 816 millions au Chili. Depuis cette date, ils ont continué d’augmenter.

Les entreprises espagnoles se sont placées en position de leadership dans la région, même sur des marchés habituellement dominés par Washington. En quelques années, des entreprises à base nationale du secteur financier, de l’énergie et des communications se sont transformées grâce à la reconquête espagnole en consortiums transnationaux. Les banques Bilbao Vizcaya Argentaria (BBVA) et Santander Central Hispano ont pris le contrôle d’un tiers des actifs étrangers sur ce territoire. Rien que pendant les neuf premiers mois de 2004, BBVA a doublé ses bénéfices au Mexique : 580 millions d’euros selon le quotidien La Jornada du 26 octobre 2004.

La fièvre de s’emparer de nouveaux marchés a converti l’Espagne en 1996 en sixième investisseur au niveau mondial, ce qui ne l’a pas empêchée de mettre en pratique des mesures protectionnistes comme celle d’empêcher qu’une entreprise publique d’une autre nation puisse acquérir des entreprises privées espagnoles.

Bien des processus de privatisation des entreprises d’État latino-américaines et des concessions de contrats ont été marqués par de nombreuses irrégularités de tout type. C’est le cas de l’acquisition des gisements de l’entreprise Yacimientos Petrolíferos Argentinos (YPF) par Repsol dans la province de Neuquén, en Argentine, où les biens de l’entreprise ont été sous-évalués. Un autre exemple de la corruption est le rôle joué par la défunte entreprise espagnole Focoex en Argentine et en Uruguay. Une commission d’enquête du Parlement uruguayen a montré que cette entreprise a concédé au nom du gouvernement espagnol, des millions de dollars au gouvernement pour l’acquisition de biens espagnols. Le gouvernement uruguayen avait dû effectuer cette vente par le biais d’un intermédiaire qui avait pris une commission élevée. Des équipements inutiles ont été achetés et jamais utilisés (Ricardo Daré, Las conflictivas relaciones de España con America Latina).

Repsol peut être considérée comme l’exemple type du nouveau capitalisme espagnol au Mexique. Il s’agit d’une entreprise pétrolière géante née dans un pays qui ne possède pratiquement pas de pétrole : sur les 68 millions de barils de pétrole obtenus en 1997 par l’entreprise, seul un million a été extrait sur le sol espagnol. La même chose s’est produite avec le gaz. Sur 13 millions de production totale, seuls 800 000 barils sont issus du sol espagnol.

Repsol est née en 1986 comme le résultat d’une initiative pour intégrer les domaines pétroliers de l’État espagnol en un seul groupe. Sa croissance a lieu dans un marché sans concurrence. Entre 1989 et 1997, elle entre dans un processus de privatisation. En 1999, elle acquiert l’entreprise argentine YPF. À partir de là, elle se convertit en « principale entreprise espagnole en ce qui concerne les revenus, en la principale entreprise privée du secteur énergétique en Amérique latine en termes d’actifs et en une des dix premières entreprises pétrolières du monde ». En 2000, elle comptait environ 5 milliards de barils de réserve.

Contrairement à ce que les entreprises espagnoles mettaient en avant, bien des acquisitions espagnoles d’entreprises publiques ont offert des services de mauvaise qualité, une augmentation des tarifs et des pressions politiques indues sur les gouvernements qui avaient prétendu les réguler. Pour cette raison, l’opinion publique latino-américaine a une vision négative de ces opérations commerciales. Selon le sondage Latinobaromètre 2003, 27 pour cent des sondés pensent que « l’investissement de capitaux espagnols a été peu ou en rien bénéfique, et les plus critiques proviennent des pays où les investissements ont été les plus importants ; 77 pour cent des sondés affirment qu’ils étaient plus satisfaits avec les services offerts par les entreprises privatisées avant qu’elles ne passent dans des mains espagnoles » (El País, le 7 novembre 2003).

C’est ainsi que l’entreprise électrique Unión Femosa est connue en République dominicaine comme « Unión Penosa » (Union pénible) et au Nicaragua comme « Unión Mañosa » (Union habile) ou « Unión Feroza » (Union féroce). Dans le sondage Demos 81 réalisé en République dominicaine, 83 pour cent des personnes interrogées ont qualifié le service électrique de mauvais ou de très mauvais. L’opinion publique, à propos de cette entreprise, était tellement mauvaise que celle-ci a dû quitter le pays en novembre 2003. Il est certain que tout n’a pas baigné dans l’huile pour les entreprises espagnoles en Amérique latine. Dans une région affectée par de fortes convulsions économiques et des cycles d’instabilité et de récession, le capital espagnol a répondu à cela par la diminution des flux de transfert. Les filiales espagnoles en Argentine ont perdu durant l’année 2002, 83 pour cent de leur valeur, passant de 15 milliards de dollars à 2 milliards 500 millions. Cependant, un nouveau cycle d’exportation de capitaux espagnols sur le sous-continent est annoncé pour les prochains mois. D’après José Luis Rodríguez Zapatero, Premier ministre du gouvernement, « du point de vue de l’entreprise, les conditions sont favorables pour entreprendre une nouvelle vague d’investissements dont les protagonistes seront les PME » (El País, le 18 septembre 2004). Un rôle clé y sera joué par le possible accord de libre échange entre l’Union européenne et le Mercosur qui devait être signé en ce mois d’octobre et qui est postposé jusqu’en 2005.

Une partie de cette nouvelle coopération est l’arrivée au Chili du ministre espagnol de la Défense, José Bono, accompagné de 43 dirigeants d’entreprises du secteur militaire pour vendre des armes à ce pays. Le Chili est l’une des nations où l’investissement espagnol direct est le plus important : 8 milliards 396 millions d’euros.

Le 2 juillet 2001, les revues people espagnoles ont rendu compte du mariage civil de Juan Villalonga et d’Adriana Abascal, après plusieurs années d’une relation orageuse. Elle, Veracruz de son nom de jeune fille, dernière compagne sentimentale du Tigre Azcárraga, le magnat de Televisa et une de ses héritières. Lui, divorcé au début de sa relation avec la Mexicaine, ancien camarade de classe de José María Aznar au collège du Pilar et ancien directeur de Telefónica, une des entreprises clés dans la recolonisation espagnole de l’Amérique latine.

Le rapide succès de Juan Villalongo est emblématique des changements opérés dans la mère patrie à partir du triomphe du Parti populaire (PP). À la suite de sa première victoire électorale, cette force a construit un réseau dense d’influences économiques comme aucun autre gouvernement précédent n’avait osé le faire depuis l’époque de Franco.

Selon Jesús Mota (Aves de raPPiña) cela a été « une opération audacieuse et frauduleuse. Aznar et Rato ont remis les cinq grandes entreprises publiques espagnoles - Telefónica, Endesa, Argentaria, Tabacalera (aujourd’hui Altadis) et Repsol - à cinq hommes de confiance pour eux - Juan Villalonga, Rodolfo Martín Villa, Francisco González, César Alierta et Alfonso Cortina, respectivement - et depuis les entreprises ont été mises à la vente en Bourse. La fraude politique a consisté à prolonger la présence des cinq amis après la privatisation. Pour y parvenir, les présidents nommés par le gouvernement ont eu recours à un truc ingénieux. Avant la privatisation, ils ont nommé des conseillers indépendants jusqu’à occuper la majorité de chacun des conseils d’administration des cinq entreprises ; conseillers qui ont ratifié après la privatisation les présidents qui les avaient désignés ».

L’affaire, c’est que les actionnaires des « cinq grandes » ont été expropriés de leurs droits politiques par la manœuvre du gouvernement du PP. L’expansion des entreprises vers le nouveau monde a permis de consolider cette influence politique croissante.

Depuis Telefónica, avant de tomber en disgrâce, Juan Villalongo ne se dédiait pas seulement à la séduction mais il a créé un véritable empire informatique, contigu à la ligne de communication du gouvernement. Parmi ses incursions médiatiques, on trouve, fût-ce provisoirement, une association avec Unisource, MCI-Worldcom, British Telecom, El Mundo, le groupe Recoletos, la radio Onda Cero, la chaîne de télevision Antena Trece et d’autres encore. Son flirt avec le groupe Prisa, proche idéologiquement de son opposant, le Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE), a été néanmoins décisif dans sa chute.

Bien que plusieurs de ces entreprises aient étendu leurs tentacules vers l’Amérique latine, la présence espagnole était très loin de se limiter à une question d’investissements. Désireux de jouer dans les grands championnats de la politique internationale, orgueilleux d’occuper un lieu sur l’Olympe à côté de Bush, Berlusconi et Blair, José María Aznar a laissé de côté le traditionnel compromis européen des gouvernements espagnols et il a lui-même investi de l’argent dans la recherche de la reconnaissance de Washington qui a réussi à faire de son positionnement dans le nouveau continent une pièce de repositionnement géopolitique. Le nouvel atlantisme ibérique a offert ses bons services à la Maison blanche dans ses anciennes colonies américaines pour qu’elles accompagnent ou justifient l’aventure impériale de la Maison-Blanche en Irak.

Une preuve de cette attitude a été le rôle que l’ambassade espagnole a joué dans la tentative de coup d’État contre Hugo Chávez (Venezuela). D’autres preuves sont l’appui militaire et diplomatique au gouvernement paramilitaire d’Alvaro Uribe en Colombie, l’envoi de troupes en Haïti - en tant que partie prenante à une mission de l’ONU - et la pression illégitime envers les gouvernements qui avaient osé rejeter l’augmentation des tarifs des entreprises espagnoles de services publics.

La participation espagnole d’appui à un coup d’État contre Chávez a été expliquée de manière convaincante dans un rapport d’Izquierda Unida (Gauche unie). La conspiration avait pour objectif entre autres la privatisation de l’entreprise pétrolière vénézuélienne au bénéfice d’une société américaine liée au président Bush et à l’entreprise espagnole Repsol ; la vente de la filiale américaine de l’entreprise vénézuélienne Citgo au millionnaire Gustavo Cisneros et à ses associés aux États-Unis et la suppression du droit de l’État vénézuélien sur son sous-sol.

Bien des ficelles du coup d’État ont été tirées depuis Madrid. Des dirigeants d’entreprises espagnoles (de banques et de Repsol) ont mis sur la table plus d’un demi-million de dollars pour financer des protestations contre Chávez (José Manuel Fernández, enquête réalisée par Izquierda Unida (IU) sur la participation de l’Espagne et des États-Unis dans le coup d’État au Venezuela).

Il en est de même pour les déclarations faites par l’ex-Premier ministre Felipe Gonzalez, ami de Cisneros dans lesquelles il a justifié l’appui politique au coup d’État par une sévère critique de Hugo Chávez, qualifié de caudillo et de dictateur.

L’appui au gouvernement colombien d’extrême droite d’Alvaro Uribe a été matérialisé par la donation de huit avions de combat Mirage F-1, d’hélicoptères, de vedettes de police, d’un dragueur de mines, de deux avions pour le transport des troupes et de satellites d’observation et de communication pour aider à la lutte contre le trafic de drogues et le terrorisme. Federico Trillo, chef de la Défense espagnole, a affirmé que « la coopération espagnole avec la Colombie se fondait sur la lutte contre le terrorisme, peu importe l’organisation dont il s’agit, car les FARC, ETA ou Al Qaeda, bien qu’elles n’aient pas la même idéologie, ont en commun leur substance principale » (EFE, le 28 février 2003).

Un petit scandale a éclaté en 2003 dans le monde culturel mexicain lorsque Monica Roibal, une peintre presque inconnue, a gagné un concours du secrétariat de l’Éducation publique avec un portrait d’Emiliano Zapata où elle représentait le leader du Sud mexicain plus comme un noble andalou que comme le dirigeant d’une révolution agraire. Il se trouve que l’artiste était l’épouse d’Antonio Novalón, représentant du puissant groupe Prisa au Mexique et intermédiaire commercial lié aux plus retentissants scandales de corruption politique et financière en Espagne.

Peu de temps après, la communauté artistique s’est trouvée un nouveau motif d’indignation. Sans aucune considération pour la qualité de son œuvre, le musée de San Idelfonso a exposé généreusement le tableau Le Cœur sur l’asphalte de la même artiste.

Pratiquement un an plus tard, entre le 20 avril et le 15 juillet 2004, Antonio Novalón, maintenant commentateur éditorialiste du département d’information de Joaquín López Dóriga, a organisé sur la frontière nord du Mexique une exposition intitulée « Tijuana, la troisième nation ».

L’histoire n’est pas seulement un exemple supplémentaire de trafic d’influences mais aussi une tendance générale dans les relations entre les deux mondes. Depuis l’arrivée au pouvoir du PP, de multiples programmes pour renforcer la culture espagnole dans les régions où elle a de l’influence ont été mis en place. En 2002, 13 pour cent de l’aide au développement octroyée par l’Agence espagnole de coopération internationale (AECI) s’est concentrée dans ce domaine. Aucune autre agence de coopération dans le monde n’affecte un tel montant à des activités culturelles.

Voyages, bourses, prix artistiques et littéraires, conférences et publications se sont convertis en un formidable instrument de persuasion envers les élites intellectuelles latino-américaines. Bien que plusieurs pays de la zone aient de puissantes industries culturelles et de divertissement comme au Mexique, au Brésil et au Venezuela, la réalisation du rêve d’être un auteur connu dans l’ensemble du monde hispanophone dépend en grande partie des réseaux éditoriaux, des universités et de la presse espagnols.

Comme l’a expliqué Juan Agulló à Masiosare (La Jornada, Mexique), le 7 juillet 2002, la Fondation Carolina (FC) maintenant impliquée dans de nombreux scandales - et son puissant programme de bourses - s’est convertie en laboratoire de la politique extérieure de la droite espagnole. Créée en 2000, (lors du cinquième centenaire de la naissance de Charles Quint), la FC regroupe les 24 multinationales les plus puissantes d’Espagne.

Le groupe Prisa, éditeur du prestigieux quotidien El País dont le tirage quotidien est de 445 500 exemplaires et de la revue Rolling Stone (en Espagne) joue un rôle clé dans ce projet d’hégémonie culturelle. Les quotidiens, les livres, les revues, la musique et les chaînes de radio et de télévision sont le terreau de cette entreprise de communication. Le consortium possède plus de 400 radios en Espagne. Il a des droits ou des participations chez six éditeurs, parmi lesquels la puissante société Santillana. Hors d’Espagne, il a des journaux et des intérêts dans des radios et des revues en Bolivie. Il gère 87 pour cent du Grupo Latino de Radio qui contrôle 300 radios au Panama, au Chili, en Colombie et au Costa Rica. Il possède en plus 50 pour cent du groupe Radiopolis au Mexique. En Amérique latine, il a des contrats juteux de distribution de livres et de tout type de matériel scolaire à charge des pouvoirs publics de plusieurs États de l’Amérique hispanophone. Cette maison d’édition a profité de plusieurs crédits et a gagné l’appel d’offres de l’aide au développement du ministère de l’économie et de l’agence espagnole de développement.

Comme cela se passe pour toutes les métropoles coloniales, l’Espagne s’est convertie lors de la dernière décennie en destination de ceux qui souffrent de la reconquête. Plus de 30 pour cent des étrangers dans ce pays sont des Latino-Américains et parmi eux la moitié est équatorienne, ils représentent le premier groupe d’immigrants avant les Marocains ; 390 000 vivent en Espagne avec des papiers et 100 000 sont sans papiers.

Il y a huit ans, vivaient en Espagne un peu plus d’un demi-million d’étrangers ; actuellement le nombre dépasse les deux millions et demi, parmi lesquels 853 000 ne sont pas en règle. Ce chiffre ne tient pas compte des milliers de descendants directs d’Espagnols qui ont obtenu la nationalité de leurs parents et ont émigré en Espagne.

Les communautés de Péruviens, Colombiens et, depuis trois ans, d’Argentins sont également importantes. Il y a une grande résistance à leur acceptation. D’après des déclarations de la BBC, « la société espagnole n’est pas préparée à recevoir ces gens ».

Ces migrants envoient régulièrement de l’argent à leur famille. Les trois communautés latino-caribéennes les plus importantes en Espagne, les Colombiens, les Équatoriens et les Dominicains envoient chaque année à leur pays d’origine près de 707 millions d’euros.

Une partie de ces migrants sont des femmes qui travaillent dans l’industrie du sexe. Des études diverses signalent que 60 000 Dominicaines et 75 000 Brésiliennes se prostituent en Europe.

La présence espagnole en Amérique du Sud est devenue complémentaire et jusqu’à un certain point se substitue à l’hégémonie traditionnelle étasunienne.

La reconquête espagnole est là pour rester. Les nouveaux investisseurs ne viennent pas seulement « faire l’Amérique » mais reste avec elle.

Luis Hernández Navarro

Source : Masiosare,
supplément de La Jornada,
Mexico, 3 octobre 2004.
Traduction : Virginie de Romanet
pour RISAL et le CADTM.

Notes

[1Ce qui reste de la récolte fiscale, pour le paiement de la dette publique. (Ndlr)

[2Date anniversaire de l’arrivée des Espagnols sur le continent américain le 12 octobre 1492. (Ndlr)

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