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Nouvelles de Zomia

La montagne contre l’État

dimanche 19 mai 2013, par Pierre Pellicer (Date de rédaction antérieure : 15 juin 2012).

Entre 2010 et 2012, Pierre Pellicer, alors basé à Bangkok, a effectué plusieurs voyages en divers confins du Sud-Est asiatique. Objectif Zomia, ce vaste espace de jungles et de montagnes qui a longtemps échappé à l’emprise des États et des gouvernements de la région.

Une quête passant par le Cambodge, le Laos et les Philippines.

Ce carnet de pérégrinations, publié en juin 2012 sur l’excellent site Article11, trouve place ici pour donner tout son sens à la lecture de Zomia ou l’art de ne pas être gouverné [1], essai de James C. Scott qui vient d’être traduit en français.

« L’histoire des peuples qui ont une histoire est, dit-on, l’histoire de la lutte des classes. L’histoire des peuples sans histoire, c’est, dira-t-on avec autant de vérité au moins, l’histoire de leur lutte contre l’État. »

Pierre Clastres, La Société contre l’État

Zomia : espace périphérique de refuge et d’insoumission. Vaste zone de contreforts montagneux et de jungles, hors empires et civilisations. Ensemble hétérogène de peuples des hauteurs, fugitifs, autonomes : le négatif de l’État tel qu’il s’impose dans le Sud-Est asiatique.

Le concept de Zomia a été développé dans The Art of Not Being Governed, brillante contre-histoire de la région s’inscrivant dans le sillage de travaux anthropologiques sur les rapports sociétés/État, tels ceux de Pierre Clastres [2].

Pour son auteur, James C. Scott, les centaines de communautés qui peuplent les montagnes de Zomia ont depuis deux mille ans organisé leurs sociétés avec un souci constant, celui d’échapper aux nuisances de l’État : à ses décideurs, ses hiérarchies et institutions ; à sa logique : esclavage, religion, conscription, impôts ; aux famines et épidémies périodiques liées à la vie en plaine et à la monoculture du riz.

Fondements de ces autonomies : des organisations sociales souples (le village comme seule unité politique) ainsi que l’agriculture rotative sur brûlis (essartage) impliquant le déplacement fréquent des villages quand changent les parcelles de forêt brûlées, puis exploitées.
La communauté zomiane typique ne connaît pas la propriété privée. Les notions d’ethnie, de peuple y sont assez floues : s’il y a revendication d’une identité, celle-ci dépasse rarement les limites du village.

L’histoire officielle de l’Asie du Sud-Est est celle des États de plaine. En Thaïlande, au Cambodge ou au Laos, les montagnards n’ont traditionnellement qu’un statut : celui de barbares, de primitifs oubliés du progrès, peuplant des zones considérées impropres à la vie civilisée.

À l’uniformité de la vie en plaine (pouvoir central, hiérarchie sociale, langue majoritaire, monocultures), la montagne oppose pourtant une incroyable diversité de sociétés décentralisées, autonomes au point d’entretenir peu de liens avec leurs voisines immédiates.

En Asie du Sud-Est, le quotidien vient souvent confirmer la prépondérance de l’opposition plaine/montagne — en témoigne le mépris qu’affichent les populations majoritaires envers leurs « voisins » des hauteurs. La Thaïlande moderne, par exemple, construite selon les schémas les plus autoritaires, laisse peu de place aux modes de vie minoritaires, qu’il s’agisse des montagnards ou des groupes nomades [3].

En ces temps d’hégémonie de l’État-nation, d’uniformisation des modèles sociaux, des valeurs et des aspirations humaines, Zomia a-t-elle encore une réalité ?

Scott a tenu à prévenir le lecteur, expliquant que ses analyses étaient surtout valables jusqu’au milieu du XXe siècle. Le récit de quelques voyages dans la région (entre 2010 et 2012) entrepris ici a donc pour but de mettre en rapport le concept de l’auteur américain et quelques fragments de la complexe réalité actuelle des marges du Sud-Est asiatique.

J’étais au départ guidé par un intérêt poussé pour les sociétés minoritaires de la région, par l’attrait des confins, des forêts primaires, des zones frontalières. Et avais au préalable engrangé quelques lectures : récits d’explorateurs coloniaux (préjugés racistes, clichés éculés, et, parfois, passionnantes informations de première main), ouvrages d’anthropologie [4] et rares récits de voyage récents. Peu de choses, finalement : le Sud-Est asiatique fait figure de grand oublié de la littérature. Lui ont manqué des conteurs, des voyageurs au long cours lucides, des observateurs passionnés [5]. Les clichés (douceur de vivre, sagesse bouddhiste, monarques bienveillants) ont la vie dure et sont, en littérature comme dans la réalité, la norme plutôt que l’exception.

J’étais également habité par des images fortes, obsédantes : des paysages, des photos anciennes (Coutard, Bernatzik) ; mais aussi de lointains échos de farouches résistances à l’assimilation et aux conquêtes (notamment au Cambodge). Et je gardais en tête des particularités qui interpellent : dans les montagnes du sud de la Chine, par exemple, subsisterait l’une des dernières sociétés matriarcales au monde, celle des Mosuo, déjà décrits par Marco Polo au XIIIe siècle dans son Livre des merveilles.

Pour finir, un souci : celui d’éviter l’écueil de la fascination, des fantasmes communément projetés par l’Occident sur des sociétés minoritaires souvent abordées de manière simpliste, sans distinctions (tous dans le même panier : nomades, sédentaires, peuples premiers, « primitifs », indigènes, minorités), ou réduites à quelques caractéristiques vagues (vie en harmonie avec la nature, rapports égalitaires, bonheur dans la simplicité, etc.).

Bangkok-Phongsaly, d’un monde à l’autre…

Partir. Fuir le quotidien aliénant d’un Bangkok obsédé par la consommation ; fuir les grands consensus thaïlandais, le conformisme ambiant, le culte délirant d’un monarque multimilliardaire élevé au rang de divinité et l’horreur marchande : paysage de panneaux publicitaires démesurés, malls et commercial centers, bars à filles.

Une nuit de bus. Entrée au Laos par sa capitale, Vientiane, bourgade émergeant tout juste de sa célèbre somnolence, en passe de devenir une vraie ville commerçante, besogneuse. Quelques signes ne trompent pas, depuis notre dernière visite : 4×4 plus nombreux dans les rues, déco kitsch des nouveaux commerces et offre touristique en développement.

La cinquantaine de bureaucrates choisie par le bureau central du Parti révolutionnaire populaire lao (au pouvoir depuis 1975) pour diriger le pays semble avoir autre chose en tête pour ce petit État (cinq millions d’habitants) que l’option d’isolement économique privilégiée jusqu’à présent.

Objectif : une bourgade au nord de la province de Phongsaly, la plus septentrionale du pays, « reculée », abordée une première fois il y a deux ans. Certaines communautés de montagne y connaitraient encore un isolement et une autonomie inhabituelles dans un Sud-Est asiatique en proie à d’importants bouleversements.

Trois jours de bus. Routes de montagne accidentées, paysages à couper le souffle. Et une drôle d’impression : la plaine, traditionnel centre de pouvoir, se fait plutôt rare. La géographie, escarpée, ne favorise guère le contrôle par les pouvoirs centraux. Et les civilisations ne savent pas grimper [6]. Ou plutôt ne savaient pas…

De la fenêtre du bus, une réalité plutôt sombre défile : 800 kilomètres de forêts détruites, brûlées à tout va. La jungle primaire, qui récemment encore couvrait le pays, recule, toujours plus loin. Gigantesque entreprise de déforestation et course aux chiffres : il faut bien atteindre les objectifs fixés par l’ONU pour l’année 2020. Ouvrir l’agriculture aux marchés, via le développement de plantations (papaye, bananes, hévéa) et de monocultures.

Une agriculture intensive et industrielle vient remplacer le traditionnel brûlis, les villages de montagne sont déplacés aux bords des routes, leurs habitants constituant un nouveau prolétariat censé fournir la main-d’œuvre nécessaire aux nouveaux projets. Pour sortir de la pauvreté, dit-on ! C’est avant tout une excellente opportunité pour le pouvoir de mettre fin à l’essartage et aux autonomies montagnardes. En cours, donc : privatisation massive des terres forestières et communales, investissements et spéculation, assimilation des communautés [7]. Une histoire vieille comme l’État.

Tout cela n’émeut pas franchement nos compagnons de voyage, habitants des plaines. Aucun démenti, durant nos multiples trajets, au traditionnel clivage plaine/montagne : pas le moindre signe d’intérêt de la part de nos bons citoyens pour ce qui concerne les hauteurs. La diversité des groupes « ethniques » de la province, l’incroyable hétérogénéité des montagnes traversées, les mystérieux sentiers de forêt ou de bord de route menant, au prix de longues marches, aux villages montagnards (et dont émergent, parfois, le long du trajet, quelques silhouettes aux vêtements colorés) : rien de tout cela ne semble occuper l’esprit de nos covoyageurs.

Point d’arrivée du bus : un modeste chef-lieu de district, rizicole, en plaine. Les locaux sont issus de la minorité tai lü, dont la langue appartient à la même famille linguistique que celle des Thaï et des Lao voisins. Descendants de l’ancien royaume des Sip Song Pan Na (douze mille rizières), les Tai Lü sont bien administrés et aiment le faire savoir. Selon les standards régionaux, l’accueil laisse toujours à désirer chez cette population de plaine, majoritaire dans la province, méfiante vis-à-vis des rares visiteurs de passage. La province est ouverte aux étrangers depuis peu.

Village yao du Haut Laos
(photographie de Pierre Pellicer)

Après plusieurs jours sur place, c’est entendu, personne ne nous aidera à atteindre le moindre village de montagne. Il faudra donc se débrouiller seuls, quitter les modestes pistes reliant villages et bourgs de plaine. Obtenir des informations des montagnards de passage en ville, et s’aventurer un peu. C’est à ce prix que nous atteindrons, plus tard, quelques villages yao. Cachés sur des versants de montagnes difficiles d’accès, invisibles à quelques dizaines de mètres, et ne figurant nullement sur les cartes de la région, identiques depuis les années vingt ou trente. D’après nos hôtes, nous sommes, de mémoire récente, les premiers étrangers vus en ces parages.

À cet isolement précieusement défendu pendant des siècles contre les pouvoirs régionaux se perçoivent aujourd’hui les premiers renoncements : positions ambivalentes des villageois vis-à-vis des projets des agences gouvernementales ou de développement, tendance à se rapprocher, sous la pression extérieure, des voies de communication, abandon de l’essartage et de la mobilité des villages.

En deux ans, la modernité a soudainement fait irruption dans ces bourgs réputés les plus difficiles d’accès de l’ex-Indochine. D’abord les toits en tôle. Puis les générateurs électriques, les tracteurs et motos chinoises, les boissons gazeuses et biscuits salés, les télévisions, les lecteurs DVD et les téléphones portables.

Désormais, les trajets motorisés remplacent les exténuantes heures de marche. Les distances s’abolissent, les villages sont répertoriés ; leurs noms changent, les habitants — souvent pour la première fois — sont comptabilisés, enregistrés, contrôlés. Zomia s’éloigne, et avec elle l’autonomie, la vie en marge.

Outre les pressions gouvernementales, on peut trouver plusieurs raisons à ces changements brutaux : dureté de la vie en montagne, manque d’accès aux soins modernes, sentiment d’archaïsme vis-à-vis des valeurs d’un extérieur toujours plus proche, raréfaction des ressources naturelles, désintérêt des sociétés de plaine en voie de modernisation pour les produits de la forêt...

Bientôt viendra l’école en langue lao, celle de la nation. Ainsi que la propagande bureaucratique et la promotion d’un modèle de vie normé, formaté, répondant aux exigences précises d’un État à la volonté hégémonique d’autant plus marquée que son pouvoir est récent.

Cambodge
De Phnom Penh au Ratanakiri

Phnom Penh : la « perle de l’Asie » de l’époque indochinoise. Beauté fanée, amère comme un Cambodge qui porte encore les traces de l’horreur du régime khmer rouge.

Tourisme backpacker, filles bon marché, associations humanitaires omniprésentes [8] et explosion capitaliste. Le libéralisme a vite émergé des cendres auxquelles le régime de l’Angkar (« l’organisation », surnom du PC cambodgien) a réduit le pays (deux millions de morts pour huit millions d’habitants entre 1975 et 1979), favorisé par une minorité ayant su s’assurer — dans la violence — la mainmise sur le pays.

La ville semble détenir le record mondial de 4×4 d’exportation. Aussi omniprésents que le petit maquerellage, sordide, qui semble s’être emparé de la ville. Partout, la chair est à vendre : sur les bancs des grands boulevards, sur la promenade de bord de fleuve, dans les quartiers périphériques miséreux et dans les bars à touristes du centre-ville.

Le lac Boeng Kak

Situation sociale tendue. Les habitants du lac Boeng Kak (en bordure de la ville) ont fini par être délogés de leurs bicoques sur pilotis — peut-être faute d’une résistance organisée conséquente ; subissant le même sort que celui réservé aux habitants des campagnes occupant les mauvaises terres : celles que les puissants convoitent. Quatorze ans après la signature des accords de paix avec les dernières factions khmères rouges, les expropriations vont bon train.

Mais des faubourgs de la capitale se fait entendre une certaine agitation ouvrière. À deux pas des universités privés et des chantiers coûteux d’une nouvelle bourgeoisie aux dents longues, des milliers de filles des campagnes triment dans les usines de textile — sous-traitantes de grandes marques occidentales. Les salaires permettent tout juste de survivre, et la majeure partie est envoyée à la famille, restée au village. Les mouvements de grève et les arrêts de travail, fréquents et suivis, disent la rage et l’injustice. Mais leurs mots d’ordre encore faiblement radicaux sont, pour l’instant, loin d’inquiéter une classe possédante peu encline à la moindre concession.

Ban Lung, à 500 kilomètres de mauvaise piste de là, n’est plus le bout du monde. Plutôt une grosse bourgade récente, dynamique, installée au milieu des hautes terres du Nord-Ouest, de ce Ratanakiri longtemps réputé pour son inaccessibilité et sa sauvagerie.

Les routes traversent désormais toute la province : la jungle se fait rare, et les villages des huit « groupes ethniques » de la région sont censés être administrés comme ceux des plaines du Centre. Les terres de monocultures (noix de cajou, hévéa, amarcadiers) remplacent les forêts et l’immensité de leurs arbres, cathédrales de la nature, plusieurs fois centenaires.

Indice révélateur de l’immixtion du pouvoir central dans les affaires locales : les postes de police, dont l’omniprésence en ces zones dites reculées ne manque pas de surprendre.

Le Ratanakiri est depuis quelques années une zone d’installation de néo-arrivants : paysans sans terres venus de Kompong Cham et autres provinces « du bas », attirés par les offres à bas prix d’un gouvernement spéculant sur la forêt ou sur les terres des communautés autochtones.

Comble de l’absurde : il faut parfois les défricher en utilisant la vieille technique agricole de ceux que l’on appelle phnong (« sauvages », en khmer) — ou Khmer Loeu (« Khmers d’en haut », à connotation plus paternaliste) selon les situations : le brûlis.

Coupes illégales, pression démographique, spéculation foncière : la taille des forêts du Nord-ouest (comme les Cardamomes, dans l’Ouest, ou Prey Lang, au centre du pays) diminue chaque jour. Partout s’observent les conséquences tragiques d’un développement « incontrôlé ».

La région connut un premier bouleversement des équilibres traditionnels lors de la conquête et de la colonisation françaises (1858-1945). Après des décennies d’instabilité (guerre du Vietnam, régime Khmer rouge), elle est aujourd’hui livrée à la voracité des investisseurs et du gouvernement. Les projets sont innombrables : développement, tourisme, centrales hydroélectriques, barrages, exploitations minières, plantations, etc.

Dans les villages de Cha Ong, de Phum Tun, ou ailleurs sur notre route, les jeunes Krung hésitent à revendiquer cet héritage d’ancêtres dont la prestance et la fierté firent l’admiration des rares visiteurs parvenus à les rencontrer.

Plus loin, au bord de la Sesan, nul doute que les vieilles femmes Brao, les seules à porter la tenue traditionnelle, le haut du corps laissé nu, sont les ultimes dépositaires d’une façon de vivre déjà presque disparue.

Si « l’adaptation » est quasi inévitable, et la perte des anciennes autonomies un fait, les projets extérieurs ne sont pas acceptés ici avec la résignation qui est souvent de mise ailleurs (Laos, Thaïlande). Des villageois kachok ou jorai refusent toute intrusion des ONG et agences de développement dans la gestion de leurs affaires ; et divers projets d’envergure, comme celui de barrage sur la rivière Srepok, rencontrent des résistances. Dans la bourgade de Thmey, des villageois tenaces préfèrent préserver leur mode de subsistance et se passer d’électricité plutôt que subir les conséquences de l’installation dudit barrage : inondation des terres cultivables, disparition des ressources poissonnières. Ils savent que les intérêts en jeu ne concernent pas la communauté [9].

Non loin de là, un village Tompuon a opposé sa détermination (notamment par la brève séquestration d’agents de sécurité) à la tentative d’une entreprise coréenne de s’approprier ses terres pour y établir une plantation privée d’hévéas. La déclaration d’un de ses administrateurs en dit long sur le sentiment d’impunité qui s’est développé à l’encontre des minorités, largement partagé à l’échelle nationale : « Les villageois sont totalement naïfs, puisque l’investissement de l’entreprise est réalisé dans le but de promouvoir le développement national. Toute destruction de propriété détruit le pays, et ce que nous avons fait est en accord avec la loi. [10] »

Le Ratanakiri, demeuré inaccessible pendant des siècles, figure aujourd’hui sur les parcours touristiques. On « fait » la région en deux ou trois jours, on entre et on ressort sans grandes difficultés de villages encore inconnus du monde extérieur quelques années plus tôt. Si le processus d’acculturation est en cours, et si l’horreur touristique menace, une note d’espoir émerge de ces quelques villages où l’on entend bien ne pas se laisser dicter par l’extérieur la manière de mener sa vie.

Philippines
Luzon et la Cordillera (Bontoc, Kalinga)

Manille est bien ce qu’elle évoque dans l’imaginaire collectif : un enfer urbain, gigantesque mégalopole de bidonvilles surpeuplée et outrageusement polluée. Les touristes la fuient pour les plages des îles dites « paradisiaques » de l’archipel philippin et autres chimères d’un tourisme de masse mondialisé et démocratisé.

Contrairement à ses voisines bouddhistes du continent, la société philippine possède une histoire de luttes bien présente. Le mouvement social est ici plus combatif que dans les autres pays de l’ASEAN [11], où les dynamiques collectives peinent à s’installer, et — le cas échéant — à durer. Les foyers de luttes et de revendications sont multiples, disséminés sur tout le territoire. Autant de réponses à une situation sociale des plus dures : oligarchie richissime possédant l’essentiel des ressources du pays ; problème de la terre hérité de la colonisation espagnole (au moins la moitié des paysans en seraient dépossédés) ; programme contre-insurrectionnel de l’État visant à mettre fin à la lutte armée menée par le CPP (Parti communiste philippin), bon alibi pour le sale boulot : répression, expropriations, détention et élimination de protagonistes du mouvement social.

Départ pour la Cordillera, région montagneuse du centre de Luzon, foyer de peuples de montagnes longtemps redoutés pour leur férocité et leur indépendance [12]. L’envahisseur espagnol fit les frais, trois siècles durant, de leurs cultures guerrières (la chasse aux têtes occupait, jusqu’au début du siècle dernier, une place importante dans ces sociétés), et ne parvint jamais à soumettre les Kalinga (occupant la province du même nom). Ces derniers conservent encore, dans un contexte bien différent, une certaine réputation d’insoumission.

Province de Kalinga, Philippines
(photographie de Pierre Pellicer)

Les sociétés montagnardes de la Cordillera, à la différence des sociétés « zomianes » continentales, ne pratiquent pas le brûlis comme forme principale d’agriculture. Les villages, haut perchés et souvent très éloignés des plaines et des côtes, vivent essentiellement de la culture du riz en terrasses. Conséquence probable de guerres incessantes menées entre elles, contre leurs voisins de plaine et contre l’envahisseur espagnol, mais aussi de leur forme d’agriculture — sédentaire et non semi-nomade —, elles étaient, avec leurs classes sociales et leurs esclaves, nettement plus inégalitaires qu’ailleurs dans Zomia.

Le développement de la région est ici plus ancien que celui des montagnes du continent. Les Églises américaines, après les missionnaires espagnols, envahirent la Cordillera au début du siècle dernier. Routes asphaltées, agriculture industrielle et villes font partie du paysage, sur deux à trois cents kilomètres au moins, jusqu’à la province de Bontoc.

Une fois passé le chef-lieu de la province, les paysages se font plus sauvages : rizières de Betwagan, majestueux cours de la rivière Chico — l’insoumise — autour de laquelle se sont fédérées, dans les années 1980, différentes communautés de la région, contre un projet de barrage.

Lutte victorieuse, dont le souvenir demeure vivace dans les esprits. La solidarité — dans une région ou les relations intercommunautaires sont encore difficiles — et une franche détermination vinrent à bout des projets gouvernementaux, malgré la répression et les assassinats. Un chef Kalinga — qui y laissa la vie — en témoignait dans sa réponse aux propositions de bureaucrates venus l’acheter : « Cette enveloppe ne peut contenir que deux choses — une lettre ou de l’argent. Si c’est une lettre, je ne sais pas lire. Et si c’est de l’argent, je n’ai rien à vendre. Prenez-donc votre enveloppe et allez-vous en. [13] »

Militants philippins du CPP

La région demeure instable, surtout dans sa partie nord : rivalités et violences entre clans, escarmouches entre le CPP et l’armée. D’autant que les ressources naturelles se font rares.

Sauf en de rares endroits où subsiste un semblant de prise de décisions locale et communautaire, les assemblées de villageois ont disparu. L’apo — cercle de pierres — de Barlig (province de Bontoc), ancien lieu des assemblées de villageois, est délaissé. Le village a sa mairie, ses fonctionnaires. Et le tourisme se développe. Internet aidant, la dernière tatoueuse kalinga jouit même aujourd’hui d’une renommée mondiale. La fin d’un monde, ici aussi.

La région connaît par contre des dynamiques nouvelles, que les grands médias nationaux se gardent bien d’aborder : réappropriation d’une histoire régionale mouvementée, identité questionnée (philippine, ethnique, montagnarde…), luttes pour la terre ou contre les projets miniers qui menacent la région, écologie. Des solidarités nouvelles s’établissent entre villages, et mettent fin aux hostilités interethniques, aux rivalités de clans, et à une longue histoire de violence guerrière.

Zomia dans le tourbillon du monde

L’État achèvera bientôt de conquérir les dernières poches d’insoumission d’Asie du Sud-Est. Pour l’heure, le développement continue, inexorablement, son grignotage des territoires communautaires ; les confins de Zomia rejoignent peu à peu un monde régi par les normes du totalitarisme marchand ; et les communautés sont priées de se plier aux nouvelles règles du jeu.

Les sociétés de Zomia ne sont ni idéales ni complètement égalitaires. Elles ont leurs parias, leurs injustices, leur lot de traditions rétrogrades. Au contraire de ce qu’ont écrit nombre d’observateurs, pour qui elles semblent aller de soi, la solidarité et l’entraide y sont très codifiées.

On dit des sociétés sans État qu’elles n’ont pas d’histoire, puisqu’elles ne l’écrivent pas. De cette histoire, on sait donc peu de choses, si ce n’est qu’elle fut mouvementée. Leur grande adaptabilité a permis aux communautés montagnardes de perdurer jusqu’à ce jour, en dehors des civilisations, empires et royaumes ayant successivement contrôlé l’Asie du Sud-Est. Les autonomies anciennes, fondées sur l’équilibre précaire de l’isolement et de la fuite, supposaient une certaine abondance des ressources ainsi que le maintien à distance du monde extérieur.

Il aura fallu l’avènement de l’État moderne pour mettre fin à des centaines, des milliers d’années d’irréductibilité. Se peut-il vraiment qu’un monde disparaisse si vite ? Tout porte à le croire.

Pierre Pellicer
avec l’aide de Budsarin Siangphro
Voyages réalisés depuis Bangkok, 2010-2012

Source : Article11

Notes

[1James C. Scott, The Art of Not Being Governed : An Anarchist History of Upland Southeast Asia (Yale University Press, 2009), traduit par Nicolas Guilhot, Frédéric Joly et Olivier Ruchet sous le titre Zomia ou l’art de ne pas être gouverné (Éditions du Seuil, 2013).

[2Pierre Clastres, La Société contre l’État, éditions de Minuit, 1974. Pour des ouvrages plus récents, lire l’intéressant Pour une anthropologie anarchiste, de David Graeber, chez Lux.

[3Voir article de l’auteur sur les dernières communautés nomades de Thaïlande (Le Monde libertaire n° 1667, 5-11 avril 2012).

[4Georges Condominas, Nous avons mangé la forêt, Mercure de France ; Olivier Evrard, Chronique des cendres, IRD Éditions ; Frédéric Bourdier, La Montagne aux pierres précieuses, Ratanakiri, L’Harmattan.

[5Exception notable, le passionnant : De palmes et d’épines – Vers le domaine des génies (Pays Maa’, Sud Viêt Nam, 1947-1963), de Jean Boulbet (Seven Orients).

[7Eisel Mazard, 100% Deforestation in Principle and Practice : Lao PDR, South-East Asia, Prachatai.com, 21 septembre 2007.

[8Lire Petits carnages humanitaires de Gallix Lardennois (L’insomniaque, 2008).

[9« Ratanakiri, development is for other people », China Dialogue, 15 septembre 2011.

[10« Villagers take hostages », The Phnom Penh Post, 23 février 2012, traduction de l’auteur.

[11ASEAN, Association des nations de l’Asie du Sud-Est.

[12William Henry Scott, The Discovery of the Igorots, New Day Publishers, 1982.

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