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État de Mexico, Mexique

La communauté et le territoire :
une autre façon de s’organiser

mercredi 17 octobre 2012, par Plata

Rencontre avec Juan Dionicio,
membre de la communauté hñahñú d’Atlapulco
et du Congrès national indigène

Le Mexique est une terre où les peuples originaires connaissent la valeur du territoire et non sans raison parlent de la Terre-Mère : elle alimente leur corps et leur âme. Ils sont nombreux à défendre cette terre et la communauté dans laquelle ils partagent avec leurs proches une forme de vie où se mettre d’accord est essentiel.

Ainsi, si la vie de la communauté s’exprime de façon privilégiée dans ses fêtes et si le système des charges et des responsabilités est un autre aspect important de cette forme d’organisation, la notion de territoire est primordiale pour son existence. Est-il possible que nous ayons tous l’intuition de l’importance de cette relation avec le territoire ? Que se passe-t-il si nous l’oublions ? Le développement du capitalisme ne prend-il pas sa source dans la dépossession ? Ne faut-il pas craindre que la logique du capital nous dévore ? Qu’elle avale même la terre ? Pouvons-nous partager notre territoire ?

Ces questions qui surgissent quand on discute avec Juan Dionicio et qu’on se trouve confronté à la réalité d’une communauté comme Atlapulco viennent du fond de l’histoire et de l’actualité. Migrations, invasions, recherches, guerres, transmission et oubli, et histoires de pouvoir, souvent sanglantes. Histoire de rencontres et de désaccords.

J’ai rencontré Juan Dionicio pour la première fois lors de la fête du village d’Atlapulco, celle de saint Paul et saint Pierre, les patrons du village selon les croyances catholiques. Ces fêtes sont des cérémonies accompagnées de la danse traditionnelle, el baile de los arrieros (muletiers). Et ce n’est pas par hasard si la date, fin juillet, correspond à un moment important de la récolte du maïs. Atlapulco est un village ancien d’origine hñahñú — otomi en langue nahuatl — conquis par les Nahuas en 1472 et, dans les années 1520, par les catholiques espagnols. Le village avait ses fêtes et ses coutumes, elles furent enfouies sous les dates et pratiques religieuses des colons. Aujourd’hui les habitants d’Atlapulco fréquentent l’église catholique mais ils conservent des pratiques religieuses et des croyances préhispaniques liées à la culture du maïs.

Atlapulco se situe dans la montagne, entre deux vallées urbaines importantes : celle de la ville de Mexico et celle de Toluca. Ses habitants ne furent jamais déplacés ni dépouillés de leurs terres. Ils durent défendre leur territoire et leur vie communale mais ils ne connurent pas la dépossession. Ils ont un territoire reconnu par des titres primordiaux et délimité. Spatial d’une part, il est associé à l’image de la carte, une image qui reproduit la réalité et dont l’écriture est une référence indiscutable. Le doigt de Juan Dionicio suit la ligne qui marque ses limites géographiques pour appuyer ses paroles : « Voici les limites ; ça, c’est le territoire d’Atlapulco, parce qu’on jouxte d’autres villages. » Ce territoire a, d’autre part, une dimension temporelle d’où il tire sa légitimité : « Ce sont des limites historiques. Ce territoire est celui d’Atlapulco depuis des siècles. Il était déjà reconnu tel avant les Espagnols, en 1472 quand ceux de Tenochtitlan et Axayacatl sont arrivés. »

Juan Dionicio connaît bien ce territoire et il l’a parcouru. Il sait que le volcan indiqué sur la carte est couvert d’arbres et que « nous sommes par-là, dans la vallée du Vieux Ranch » bien que ce nom n’apparaisse pas sur la carte. Il est aussi au courant du fait qu’une partie inclue dans les limites du territoire « est une zone protégée déclarée parc national. C’est une zone très boisée, qui s’étend sur près de cinq cents hectares, mais elle est spéciale. Elle reste à nous. Cela n’affecte pas vraiment le territoire ». Il connaît les changements qui ont pu se produire entre le passé et le présent : « Aujourd’hui, les maisons sont concentrées dans le village mais avant, non, elles étaient disséminées jusque dans la montagne. » Et finalement il met l’accent sur la richesse de cette terre : « Tout ça, c’est de l’eau. Il y a des sources appelées aussi “yeux d’eau” : l’eau sort comme ça, des pierres... »

Juan a fait partie du conseil de vigilance d’Atlapulco entre 2006 et 2009. Et il explique : « Ils avaient commencé à emmener l’eau vers Mexico avant 1900 mais c’est en 1930 que les autorités de la capitale à l’époque ont ordonné le début des travaux pour capter les sources et mettre des tuyaux. En échange, la communauté bénéficia de quelques constructions : les anciens se souviennent de “deux salons de classe de primaire” et “des lavoirs”. Les années passèrent, de nombreuses années, plus de soixante-dix ans. L’eau des sources a coulé jour et nuit vers Mexico alors que la communauté d’Atlapulco prenait soin du territoire communal de façon permanente, défendant les aires naturelles des invasions de terre, menant des procès et s’impliquant dans les travaux communaux (travaux de reforestation, prévention des incendies, vigilance continue). Les frais que cela implique et les matériaux nécessaires sont pris en charge par la communauté. L’assemblée des membres de la communauté a donc pensé qu’il fallait que la ville de Mexico paie une juste rétribution à la communauté. L’administration de l’autorité communale entre 2006 et 2009, après de nombreuses réunions et désaccords, a finalement pu établir un accord avec la ville de Mexico et Atlapulco a à nouveau pu bénéficier de quelques travaux : des rues, l’amélioration du réseau d’eau potable... »

Juan explique comment la communauté s’organise et quelles sont les responsabilités les plus importantes, mais aussi les difficultés qu’elle rencontre : « Nous nous battons aussi pour le pouvoir communal, notre forme d’organisation, un gouvernement traditionnel. » Ce pouvoir, c’est le Comisariado de Bienes Comunales (commissariat des biens communaux). Il est constitué de trois personnes (le président, le trésorier et le secrétaire), élu par l’assemblée des membres de la communauté et la représente à l’extérieur. « L’impact d’un modèle économico-politique, imposé au Mexique depuis de nombreuses années, a des répercussions à Atlapulco. Les intérêts de l’intérieur et de l’extérieur pour la terre, les bois et l’eau, pour les biens communs, sont présents. Déjà auparavant il y a eu des tentatives de vendre la terre. Cela a mené les membres de la communauté à se battre pour défendre la terre et nous avons eu des procès dans les tribunaux agraires pour obtenir la restitution des terrains vendus. Cette défense de la terre communale n’a pas été facile, elle a même parfois été sanglante. Au Mexique, les gouvernements néolibéraux ont changé les lois ; beaucoup de nos territoires, ressources naturelles et lieux sacrés sont menacés ; beaucoup disparaissent. »

Je me souviens alors que la veille au soir, 15 septembre, jour de fête nationale alcoolisée, vers une heure du matin, nous avions rencontré sur la place quelques habitants d’Atlapulco, amis de Juan, tous plus ou moins joyeux sous les effets de la tequila. Nous nous étions salués chaleureusement. L’un d’entre eux avait demandé à Juan comment il allait et Juan lui avait répondu : « Bien... mais un peu inquiet à cause de la difficulté de se mettre d’accord et de l’intransigeance que je sens de la part de quelques-uns. » L’autre avait alors dit à Juan : « Et que se serait-il passé si nous avions été d’accord ? », comme s’il sous-entendait que ce n’était pas possible.

Une grande partie de la communauté défend la terre comme un bien commun. Mais tous ne le voient pas du même œil, parce que les sacrifices à court terme sont lourds. Les tentations matérielles, l’attraction exercée par la ville proche, l’influence de la société nord-américaine sur les jeunes, les exigences de la vie communale font que l’intérêt pour l’argent privé se développe au détriment de l’importance de défendre l’intérêt commun. À long terme pourtant, ce qui est en danger ce sont les liens sociaux et communautaires, la capacité de vivre ensemble et de contrôler un territoire, les références culturelles et la possibilité de résoudre des conflits en fortifiant le « nous ».

Comment prendre en compte les propositions des jeunes, ne pas les dédaigner et développer un dialogue indispensable ? Ne faut-il pas plus les intégrer dans cette dynamique défendue par les anciens, essentielle pour continuer à être des Hñahñús qui vivent sur la terre de leurs ancêtres, avec un territoire et une histoire ? « Pour cela, il faut que les jeunes comprennent bien ce qui définit la communauté et la menace que représente l’extérieur. Ils doivent s’organiser et faire des propositions concrètes qui puissent être débattues et évaluées », plutôt que critiquer uniquement les façons de faire des anciens. Ils doivent aussi voir que, si les études universitaires peuvent aider à comprendre certaines réalités ou à se défendre face à un monde étranger, ce qui est primordial c’est de comprendre sa propre réalité, avec une certaine humilité. Et il va de soi que la société états-unienne n’est pas un modèle qui permet de développer les valeurs communautaires.

À minuit, le 15, après avoir fait la fête à Ocoyoacac, le chef-lieu municipal — musique, danses, feux d’artifice et tequila —, nous sommes rentrés à Atlapulco. Comme Juan Dionicio était joyeux de revenir dans son village... Et comme il est hospitalier avec celui qui vient de l’autre bout du monde pour le connaître et connaître sa communauté...

Quand finalement, je lui demandai s’il était d’accord que je transmette ses paroles et son expérience, il me répondit : « Oui, c’est important que nous sachions qu’il existe d’autres façons de s’organiser. »

Martina Plata

Source du texte en espagnol :
Desinformémonos, n° 62, octobre 2012.

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