la voie du jaguar

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Vierge indienne et Christ noir (IX)

La Vierge et le vacher

mercredi 15 février 2017, par Georges Lapierre

L’essai de Georges Lapierre Vierge indienne et Christ noir,
une « petite archéologie de la pensée mexicaine », paraît en feuilleton,
deux fois par mois, sur « la voie du jaguar ».

Un beau matin de décembre 1555, donc, le tableau « apparaît » dans la petite chapelle du Tepeyac consacrée à Notre Dame et fréquentée assidûment par les Indiens, qui viennent parfois de très loin rendre un culte à Notre Mère, c’est-à-dire, pour eux, ainsi que nous le verrons plus loin, à Tonantzin ayant pris l’apparence de la Vierge Marie. Qui a bien pu suspendre cette peinture dans cet ermitage ? Mystère. Est-ce le peintre lui-même, indigène nahua, ne l’oublions pas, qui aura offert une de ses œuvres à Tonantzin et par la même occasion à cet ermitage fréquenté par les indigènes nahua de la région ? C’est une hypothèse qui est fort plausible, ou alors ne s’agirait-il pas d’une peinture de commande ? Dans ce cas qui l’aurait commanditée ? Les fidèles indigènes eux-mêmes ? Les franciscains ? (Non ce n’est pas possible que ce soit eux, le provincial de l’ordre, Bustamante, l’aurait signalé dans son sermon du 8 septembre.) Alors serait-ce l’évêque de Mexico, monseigneur Alonso de Montúfar, comme semble le suggérer l’historien Edmundo O’Gorman, qui prête volontiers à l’évêque des plans machiavéliques ?

Ce mystère concernant l’origine de l’image n’est pas propre à la Vierge de Guadalupe, il touche l’ensemble des sculptures et des peintures chrétiennes, qui, à un moment donné, toujours mal défini si ce n’est qu’il s’agit évidemment du début de l’évangélisation, se sont substituées aux divinités anciennes. Si ce n’est pas un secret d’État, c’est un secret d’Église, et un secret bien gardé. Nous pouvons en deviner la raison : le Christ, la Vierge ou tel saint ne se sont pas substitués à d’autres divinités, ils ne se sont pas immiscés à l’intérieur d’une autre croyance à telle date précise de l’histoire des hommes : leur présence est anhistorique, atemporelle ; cette atemporalité efface à tout jamais ce qui pouvait exister avant ; l’image chrétienne apparaît soudain, miraculeusement, dans un monde qu’elle a préalablement vidé de sa substance. J’aurai l’occasion de revenir (sans parvenir à l’épuiser) sur cette question passionnante concernant l’apparition dite miraculeuse de l’image chrétienne dans un monde à tout prendre hostile.

Quoi qu’il en soit, la présence de ce tableau est l’événement déclencheur de sens. C’est la surprise de voir un tableau si magnifique dans une chapelle si modeste dans la lointaine banlieue de Mexico qui va susciter la curiosité et nourrir le bouche-à-oreille. Son « apparition » est en soi miraculeuse, une telle œuvre d’art n’ayant rien à faire dans cet ermitage excentré, cet événement est hors de l’ordinaire. Dès le départ cette peinture est entourée d’une aura de mystère, son apparition est merveilleuse comme est merveilleux le portrait en pied de la Vierge, un rayonnement semble émaner de cette image si précieuse, c’est une chose pleine d’esprit, elle ravit les sens et procure un véritable plaisir, et chacun sait que l’esprit est efficient, de là à lui attribuer des miracles, il n’y a qu’un pas… que la rumeur publique s’empresse de franchir.

L’événement va marquer les esprits aussi bien du côté des Indiens qui ont pu y voir la manifestation d’une présence divine, celle de la déesse Tonantzin, que du côté des Espagnols, intrigués par la dévotion rendue par ces mêmes Indiens à une image d’une si grande beauté. Côté espagnol, cette image va servir de catalyseur, elle va cristalliser les pulsions, les désirs inconscients, les sentiments, les ambitions confuses, les espoirs, qui parcourent et animent d’une façon souterraine la société coloniale pour, en fin de compte, devenir le miroir dans lequel la société contemplera sa propre image sublimée. Nous ne sommes pas ici dans le domaine de la philosophie, qui est celui des idées, ni dans le domaine des sciences, qui est celui des lois, mais bien dans le domaine de la religion, qui est celui de la foi : quel est l’élément unificateur, le liant, qui relie les gens entre eux pour former une communauté ? Quel est le sens spirituel ou providentiel qui préside et anime la naissance d’une collectivité ? Qu’est-ce qui peut fonder dans un lointain pays, dans l’exil du terroir, le sentiment d’appartenance ? C’est le rôle qui sera dévolu à l’image de la Vierge côté espagnol : celui de donner corps à ce sentiment, de regrouper, d’amalgamer ce qui était épars, de dire l’esprit qui anime un corps social, elle le fera à partir du moment où elle comblera et fixera l’imaginaire de la société coloniale.

Dans le monde chrétien nommer la Vierge, la qualifier (dire s’il s’agit de Notre Dame des Douleurs, de la Vierge de l’Incarnation ou de la Vierge de Guadalupe…), est un acte déterminant quant à la signification de son image. La peinture de la Vierge du Tepeyac est suffisamment ambiguë pour laisser le choix. Elle n’est pas nommée d’avance, l’initiative de dire qui elle est et par-là de lui donner un sens, de la qualifier, revient à la collectivité elle-même ; c’est elle, c’est-à-dire la rumeur publique, qui va la baptiser, l’initiative en est laissée en quelque sorte à l’imaginaire collectif. Ce fait est d’importance car il permet plus facilement une identification entre la société et l’image, qui devient dès lors l’image de la société. En général les images de la Vierge ou des saints sont accompagnées de symboles convenus qui les identifient sans doute possible. L’iconographie en ce domaine est suffisamment précise et codifiée pour qu’un œil averti sache qui est représenté. Dans la peinture qui nous concerne, les « accessoires » symboliques qui accompagnent le portrait de la Vierge sont trop ambivalents pour dire de manière certaine de quelle Vierge il s’agit : c’est Notre Dame sans autre qualification et sans autre implication. Nous ne savons pas si nous avons affaire à une Vierge de l’Apocalypse, à une Vierge de Guadalupe ou à une Immaculée Conception… certains petits signes font même clairement référence à la déesse indienne Tonantzin, mais nous nous intéressons pour l’instant à la colonie espagnole.

La Vierge du Tepeyac se rapproche le plus de la Vierge de la Conception attribuée à Guillemin de Gante et qui se trouve dans le chœur de l’église d’Estrémadure en face de l’autel ; elle n’est pas la Vierge de Guadalupe proprement dite. C’est d’ailleurs cette Vierge de la Conception (et non celle de Guadalupe) qui fut reproduite par les moines du monastère et diffusée au Mexique. Son iconographie la représente de pied sur un croissant de lune, couverte d’un manteau avec des étoiles, entourée par les rayons du soleil ; elle porte l’enfant Jésus dans ses bras. Sans aucun doute le peintre Marcos s’est inspiré d’une estampe représentant cette Vierge pour son tableau, mais sans l’enfant — les reproductions destinées à l’évangélisation montraient la Vierge sans l’enfant paraît-il [1]. C’est cette absence de l’enfant qui peut dérouter et qui donne au tableau une signification plus générale, il n’est pas la reproduction exacte de la Vierge de la Conception (des chercheurs prétendent même qu’il s’agit de la Vierge de l’Incarnation), sa référence se fait plus floue au point où elle sera facilement confondue avec la Vierge de l’Apocalypse, qui, elle, ne porte pas d’enfant, qui a les mains jointes et qui se trouve debout sur un croissant de lune (souvent inversé) [2], et douze étoiles autour de sa tête couronnée ; ou encore avec la Vierge de l’Immaculée Conception. Si son image a pour origine le monastère de Guadalupe en Estrémadure, elle n’en est pas pour autant la Vierge titulaire : la Vierge de Guadalupe proprement dite, que les moines du monastère gardaient jalousement pour eux et ne reproduisaient pas. La Vierge de Guadalupe est une Vierge noire [3], avec un manteau rouge et un bâton de commandement, elle porte l’enfant Jésus sur ses genoux, « c’est une image de pouvoir » très liée aux rois catholiques, Ferdinand et Isabelle, en relation avec la Reconquête, celle de l’Espagne sur les Maures, en relation ensuite avec la conquête du Mexique.

La Vierge qui se trouve dans la petite chapelle du Tepeyac dite la Vierge de Guadalupe usurpe son nom pour mieux porter la légende qui est attachée au lieu dont elle provient, le monastère de Guadalupe, et à la statue de la Vierge du XIIe siècle cachée et retrouvée, la véritable Vierge de Guadalupe. Sa légende fait sens : c’est la spiritualité chrétienne éternelle et incorruptible qui a survécu à l’islam pour reconquérir le monde. Les conquistadores et les gens de cette époque, de Christophe Colomb aux rois très catholiques en passant par Cortés, étaient très attachés à cette figure de l’Espagne chrétienne renaissante et victorieuse et du retour, sur la scène de la foi, de l’image (et je devrais bien marquer l’importance de l’image en soulignant le mot), qui avait été bannie, ne l’oublions pas, par la religion musulmane. Que dit cette légende ?

Elle commence avec saint Isidore de Séville et le pape Grégoire le Grand. Saint Isidore au cours d’un voyage à Rome reçut du pape Grégoire la statuette de la Vierge qui se trouvait sur l’oratoire. Lors de son retour à Séville, elle le protégea au cours d’une tempête. Elle resta à l’archevêché jusqu’à l’invasion des musulmans. Un moine l’aurait alors emportée avec lui dans sa fuite pour finalement l’enterrer afin qu’elle échappât à la profanation. Nous sommes maintenant au XIVe siècle en Estrémadure sous le règne d’Alfonso XI, la plus grande partie de la Péninsule ibérique a été reconquise. Un gardien de troupeau, un certain Gil Cordero perdit une vache, celle-ci s’était éloignée du troupeau et égarée, il la cherchait en vain pendant trois jours quand, près d’une source, dans un ravin où coulait le fleuve que l’on appelle Guadalupe, il vit sa vache morte. En s’approchant il constata qu’elle était intacte, les loups ne l’avaient pas touchée. Aussitôt il prit son coutelas et fit deux entailles profondes en forme de croix sur le poitrail de l’animal dans l’intention de récupérer la peau comme c’était la coutume. C’est alors qu’apparut Notre Dame, la Vierge sainte Marie, qui lui dit : « N’aie pas peur, c’est moi, la Mère de Dieu, de celui qui a sauvé le genre humain, prends ta vache et emmène-la avec les autres et de cette vache, tu en auras beaucoup d’autres en mémoire de mon apparition. Ensuite tu iras en ta terre et tu diras aux gens d’Église et aux autres personnes qu’ils viennent ici, en ce lieu où je te suis apparue, et qu’ils creusent ici pour trouver une image de moi. Quand ils l’auront trouvée, qu’ils ne la bougent pas, qu’ils la laissent là, mais qu’ils lui élèvent une petite maison tout autour. »

La Vierge disparut, le berger regagna le troupeau avec sa vache qui avait retrouvé la vie. Quand il raconta son histoire à ses compagnons, ceux-ci se moquèrent de lui, mais quand ils virent la vache bien vivante avec sa croix sur son poitrail, ils le crurent. Puis le vacher est retourné chez lui, à Caceres, pour accomplir sa mission. À son arrivée, il trouva sa femme en pleurs, un de ses enfants était mort. Il s’adressa alors à la Vierge pour qu’elle lui rende son enfant, ce qu’elle fit. Quand l’enfant s’est réveillé, il a commencé par importuner son père afin qu’il le conduise à Guadalupe, là où la Vierge lui était apparue. Les prêtres et les voisins, qui étaient venus pour l’enterrement, furent émerveillés devant un tel miracle. Les autorités ecclésiastiques prirent au sérieux le témoignage de l’Agneau de Marie (cordero signifiant agneau en castillan, on voit combien le récit miraculeux sait jouer sur les mots). Elles accompagnèrent le vacher jusqu’au lieu de l’apparition, creusèrent la terre et découvrirent la statue de la Vierge merveilleusement bien conservée, elle se trouvait dans une petite excavation qui lui faisait comme un sépulcre. Quand ils voulurent la prendre, ils ne purent ni la soulever ni la bouger malgré leurs efforts conjugués ; ils durent la laisser sur place. Un prêtre l’avait cachée là près du fleuve Guadalupe [4]. Un ermitage fut élevé à cet endroit, petit ermitage qui devint par la suite, comme l’avait prédit la Vierge, un monastère important au XVe et au XVIe siècle, fréquenté par les plus hauts personnages de l’époque. Depuis, la Vierge de Guadalupe allait devenir la patronne des vachers, qui constituaient à cette époque une collectivité à part en Estrémadure et dans d’autres provinces ibériques comme le Pays basque ; ils formaient une corporation puissante, respectée par les autorités, avec ses coutumes, ses lois et ses exigences [5].

Quand nous connaissons le rôle capital joué par les provinces d’Estrémadure et du Pays basque dans la conquête et l’occupation des colonies outre-Atlantique et la renommée de la Vierge de Guadalupe, nous ne sommes pas surpris de voir les habitants de la capitale du Mexique baptiser de ce nom l’image qui se trouve dans la chapelle du Tepeyac avec la volonté de se l’approprier. Encore faut-il que ce choix, que cette identification, soit justifié. Nous avons vu que la peinture est ambiguë, qu’elle ne représente pas vraiment la Vierge de Guadalupe, même si l’on peut croire que… Nous avons aussi relevé la réprobation du provincial des frères mineurs qui juge l’image apocryphe. Il n’appartient ni à la population de choisir le nom, ni même à l’évêque de confirmer ce choix. C’est l’image elle-même qui doit s’identifier, dire qui elle est. Et c’est ce qu’elle fait. Nous retrouvons là, après la signification du nom du messager, Juan Diego, une autre association et convergence de sens qui structure de manière occulte le mythe qui est en train de se construire. En effet à ce nom de Guadalupe est directement associé le premier miracle qui lui est attribué, et qui confirme qu’il s’agit bien de la « Guadalupana » : La devoción comenzó a crecer porque un ganadero publicó que había cobrado la salud yendo a aquella ermita (« La dévotion a commencé à croître quand un éleveur de bétail a rendu public le fait qu’il avait retrouvé la santé en allant dans cet ermitage »). En rendant la santé à un éleveur de bétail, l’image dit bien, sans ambiguïté possible, qui elle est : c’est la Vierge de Guadalupe, patronne des vachers. Nous avons là un exemple d’une association entre deux sens qui se confirment mutuellement : la guérison d’un ganadero confirme qu’il s’agit bien de la Guadalupe et, inversement, le fait qu’il s’agit de la Guadalupe donne crédit au miracle, tout le monde savait à cette époque que la Vierge de Guadalupe protégeait les gardiens de troupeaux.

Sans trop forcer la note, nous pouvons cerner dans ses grandes lignes le sens du message : la conquête du Mexique a permis de rendre visible ce qui, jusque-là, était caché : la présence de la Vierge Marie en terre mexicaine. C’est cette présence qui définit l’esprit de la société nouvelle, qui est en train de naître sous l’égide de la communauté espagnole encore fortement attachée à la métropole — au point où elle se présente comme la réplique de la société métropolitaine grâce au don d’ubiquité de la Vierge Marie de Guadalupe : le Mexique est bien la Nouvelle-Espagne.

L’archevêque Alonso de Montúfar en reconnaissant les pouvoirs thaumaturgiques de l’image, au risque de se voir accusé d’encourager l’idolâtrie par les franciscains (accusation dont il dut se défendre par l’ouverture d’une enquête), précède les conclusions du concile de Trente sur l’emploi légitime des images, publiées quelques années plus tard. Ce faisant, il ne fait qu’épouser les intimes convictions de la population, alors que les principes et l’intransigeance des franciscains (« Le Rédempteur ne veut plus que l’on fasse des miracles parce qu’ils ne sont plus nécessaires ») les éloignent de la population : « Et ce témoin dit que le nommé Bustamante a perdu beaucoup du crédit qu’il avait dans cette ville et que, au sujet de ce qu’a dit le nommé Bustamante contre ladite image, la dévotion n’a pas cessé, au contraire elle a augmenté et, chaque fois que le témoin se rend là, il voit plus de gens qu’il y en avait habituellement. »

Ce témoignage va bien dans le sens d’une époque toute disposée à donner foi aux miracles et à l’image de la Guadalupana, autour de laquelle se resserre cette petite communauté espagnole en terre étrangère que forment les habitants de la capitale. Le fait que l’archevêque avalise de son autorité les miracles attribués à l’image ne change rien pour les Indiens, cela ne renforce pas leur foi comme a pu le prétendre Montúfar : « L’archevêque se trompe en pensant que les Indiens ne sont pas dévots de Notre Dame, tout au contraire, ils le sont tant qu’ils la tiennent pour Dieu », rappelle Bustamante ; cela ne les rejette pas non plus dans l’idolâtrie pour la simple et bonne raison qu’ils n’ont pas vraiment abandonné leur croyance et leur mode d’appréhension du divin et cela malgré « le travail et la sueur des religieux ». Par contre, nous pouvons avancer qu’Indiens et Espagnols ont la même conception de la réalité, qui veut que l’être ne soit pas séparé du paraître, que l’esprit se trouve bien dans l’image même.

Par contre, les complaisances de l’Église diocésaine à l’égard des croyances populaires préparent les conditions d’émergence de l’image baroque au Mexique : « C’est entre 1550 et 1650 que se déploya, par des relais successifs, l’image baroque coloniale », écrit Serge Gruzinski et il ajoute : « à l’espace saturé d’idoles succédait un nouvel espace peuplé de saints et de leurs images ». La Vierge de Guadalupe ouvre l’ère du culte de l’image directement associée, cette image, à un miracle : « Le sanctuaire de la Guadalupe n’est que le maillon le plus éclatant d’un réseau d’images et de fêtes, de dévotions et de miracles, qui sature progressivement la Nouvelle-Espagne […], on a le sentiment que l’Église s’emploie à cristalliser en images et en épiphanies toutes les manifestations de la transcendance, de manière à capter au mieux l’attention et la ferveur des populations […]. Année après année, l’image produit le miracle et le miracle consacre l’image. [6] »

Pendant ce temps le culte de la Guadalupe prospère. Imaginons une chapelle isolée au pied de la colline du Tepeyac, l’endroit, traversé par deux rivières qui se jettent dans la lagune, avait été abandonné au moment de la conquête, il se repeuple peu à peu ; des pêcheurs de la lagune ont élevé quelques huttes ou chozas, on compte environ quatre cents personnes, ce n’est pas vraiment un village, ces indigènes dépendent de la parcialidad de Santiago Tlatelolco. Pourtant la petite chapelle consacrée à la fois à Tonantzin et à la Guadalupe attire beaucoup de monde, les indigènes, qui viennent parfois de très loin avec leurs offrandes, comme en témoignent les écrits de Bernardino de Sahagún, et la population espagnole, créole et métis, qui se rend en pèlerinage à Tepeyac à partir de la capitale pour prier et faire des neuvaines en espérant quelque prodige.

Le conquistador Bernal Díaz del Castillo, auteur d’Histoire véridique de la conquête de la Nouvelle-Espagne [7], célèbre les miracles de la Vierge, Alonso de Villaseca offre une image d’argent qui est placée sur l’autel. Vers 1570, un ermitage de plus grande dimension est érigé à la place de la chapelle. Les vice-rois y reçoivent leur bâton de commandement et y font leurs dévotions. En 1575, le frère Diego de Santa Maria, émissaire du monastère de Guadalupe en Estrémadure, vient réclamer les aumônes laissées par les fidèles à la Vierge du Tepeyac. Entre 1600 et 1622 est construite grâce aux aumônes des pèlerins une église plus spacieuse et magnifiquement ornée au sud-ouest de l’ermitage, connue sous le nom d’église de l’archevêque de la Serna ou église de la Serna. En 1629 la ville de Mexico invoque avec ferveur la Vierge de Guadalupe lors de l’inondation et reconnaît son intercession auprès de Dieu pour mettre fin à l’effroyable cataclysme. (A-t-elle vraiment réussi à arrêter les pluies diluviennes ? C’est la question que se posent certains historiens.)

Durant le XVIe et le XVIIe siècle, la Vierge est désignée plus familièrement par antonomase comme « la Vierge de Mexico », « la Criolla » (la créole), « la Vierge des Indiens », « la Dame des Indiens », plus tard elle sera désignée comme « la Vierge des Roses [8] » ou « la Vierge de la Nouvelle-Espagne », expressions populaires qui représentent les deux versants, le versant espagnol et le versant indigène de son culte. Aujourd’hui, elle est pour les gens « la Villita » ou « la Villa », depuis que le sanctuaire et le village indien qui le jouxtait ont accédé au statut de villa (de ville) au début du XVIIIe siècle, mais nous nous éloignons de notre propos. Rappelons que le nom officiel fut celui de « Nuestra Señora de Guadalupe de México » (Notre Dame de Guadalupe de Mexico) proposé par la Real Congregación de Madrid. Rappelons aussi que de 1556, date de la reconnaissance « officieuse » du nom de Guadalupe et des miracles qui sont attribués à l’image, à 1648, date de la publication du livre de Miguel Sánchez, il n’est nullement question des apparitions de la Vierge à l’Indien Juan Diego ni du prodige de l’impression de son image sur sa tunique. Entre ces deux dates il ne se passe officiellement rien concernant l’image de la Guadalupe ; nous percevons l’extension de sa dévotion à travers les chroniques et dans l’aménagement des lieux, nous notons vers la fin, vers 1640, une sorte de lassitude, d’assoupissement, mais nous ignorons tout de la rumeur, du bruit qui court. Cette rumeur, le « on dit que », est un peu comme le feu qui couve doucement sous la cendre, un livre va le réveiller et il va se propager rondement dans toute la société mexicaine, mais en donnant aussi une orientation un peu différente à ce premier contenu.

(À suivre)

Notes

[1Je pense que les missionnaires ne cherchaient pas à qualifier trop précisément l’image représentant la Vierge, c’était Notre Dame en général, ceci pour trois raisons : 1. le Mexique était une terre sans histoire et sans tradition chrétiennes et il n’y avait donc aucune raison, au commencement du moins de l’évangélisation, de qualifier trop précisément les images ; 2. cette abstraction de l’image, qui n’a pas de références précises et qui s’approche de l’idée, convenait fort bien à la spiritualité franciscaine ; 3. les moines pouvaient penser que l’idée d’une immaculée conception était difficilement concevable pour les Indiens (en quoi ils avaient tort, cf. le mythe de Coatlicue).

[2C’est la même confusion, mais en sens inverse que nous constatons avec l’image de la Vierge qui se trouve sur l’étendard de Hernán Cortés, elle a les attributs, les douze étoiles autour de sa tête couronnée par exemple, de la Vierge de l’Apocalypse, ce qui n’empêche pas certains historiens de la confondre avec la Vierge de Guadalupe (la Vierge de l’Incarnation).

[3Entre la vraie Vierge noire de Guadalupe et son substitut, la Vierge blanche de l’Immaculée Conception, la Virgen de Guadalupe est la Vierge métisse par excellence.

[4Mot qui vient de l’arabe wad al lupen signifiant rivière cachée.

[5Ce n’est pas la seule Vierge cachée pendant l’occupation musulmane et retrouvée par la suite, mais c’est la seule dont le retentissement fut si grand.
Ajoutons que nous retrouvons cette légende de la statuette cachée puis retrouvée au Mexique même, mais elle concerne cette fois la Vierge de los Remedios (la Vierge des Amendements) : transfert d’un mythe à un autre qui montre à quel point la légende de la Guadalupe, intimement liée à l’idée de conquête ou reconquête spirituelle, pouvait être présente sur le sol mexicain. On raconte en effet qu’une statuette en bois de la Vierge avait été apportée par un conquistador et cachée au cours des combats pour la prise de Mexico-Tenochtitlán. Cette statuette fut découverte ensuite par un cacique. En 1550, on construisit un ermitage puis un sanctuaire sur l’emplacement de la découverte. La Vierge de los Remedios va pendant longtemps concurrencer celle de Guadalupe Tepeyac à tel point que, lors de la Guerre d’indépendance, elle sera la bannière des forces loyalistes contre les armées populaires de Miguel Hidalgo placées, elles, sous la protection de la Vierge de Guadalupe.

[6Gruzinski, 1990.

[7Díaz del Castillo (Bernal), Histoire véridique de la conquête de la Nouvelle-Espagne, 1517-1575, Paris, La Découverte.

[8Parmi les fleurs cueillies par Juan Diego sur injonction de la Vierge se trouvaient les fameuses roses de Castille.

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