la voie du jaguar

informations et correspondance pour l’autonomie individuelle et collective


Vierge indienne et Christ noir (XVII)

La Morena

jeudi 15 juin 2017, par Georges Lapierre

L’essai de Georges Lapierre Vierge indienne et Christ noir,
une « petite archéologie de la pensée mexicaine », paraît en feuilleton,
deux fois par mois, sur « la voie du jaguar ».

Nous avons pu avoir le sentiment que, pendant les trois siècles de la colonie, les créoles avaient gardé le contrôle de la pensée et, par là même, du contenu donné à la Vierge de Guadalupe, faisant en sorte que le contenu apporté par les peuples indiens restât confiné dans la clandestinité, dans l’intimité d’une pensée opprimée. En 1810, ce contenu leur échappe brusquement, l’initiative appartient au petit peuple des campagnes du Michoacán, ou plutôt aux Purépecha qui se soulèvent pour rejoindre, sous l’étendard de la Vierge, Miguel Hidalgo, le curé messie et le général en chef de « l’armée de la liberté ». Ce peuple en armes donne, dès le départ, un contenu messianique à l’image de la Vierge : elle est comme l’image d’une liberté recouvrée, annonciatrice d’un nouveau soleil ou Âge cosmique, et elle va les soutenir dans leur lutte contre l’oppresseur. Pour ces paysans indigènes armés, l’oppresseur n’est pas uniquement le bureaucrate espagnol (« mort aux gachupines ! »), il a un visage beaucoup plus proche d’eux : celui du riche colon, du propriétaire des mines ou du grand propriétaire terrien.

La société créole ne s’y est pas trompée, elle a perçu le danger que pouvait représenter pour elle le fait de se servir de la rage des opprimés pour s’emparer du pouvoir politique et se libérer de la tutelle de l’Espagne. Elle a pris le parti de l’Espagnol contre les rebelles. À l’heure de la première révolution pour l’indépendance, Hidalgo et Morelos sont apparus devant leurs partisans comme des messies, ou, pour le moins, comme des hommes providentiels. C’est ainsi que le pouvoir les a considérés quand ils furent arrêtés : ils furent conduits devant le tribunal de l’Inquisition, le premier en 1811, le second en 1815, où ils furent accusés d’hérésie et d’apostasie [1]… et condamnés à mort.

Si nous en croyons Alejandro de Humboldt [2], la population qui a suivi Hidalgo et Morelos dans leur guerre révolutionnaire est en très grande majorité indienne : « Toute la partie méridionale de l’intendance de Valladolid est habitée par les Indiens, dans les villages on ne rencontre d’autre visage blanc que celui du curé, qui souvent est aussi indien ou mulâtre. Les bénéfices sont si pauvres que l’évêque de Michoacán a d’énormes difficultés pour trouver des prêtres qui veuillent bien résider dans un pays où l’on n’entend quasiment jamais parler espagnol. » Miguel Hidalgo comme José María Morelos pouvaient bien être perçus par une grande partie de la population comme des prêtres inspirés, habités par la divinité, en l’occurrence, la Vierge de Guadalupe, proches de ces hommes-dieux de la civilisation mésoaméricaine auxquels j’ai déjà fait allusion. Pourtant nous pouvons difficilement classer ce soulèvement des Indiens du Michoacán sous la conduite de leurs curés messies parmi les nombreuses révoltes indiennes qui ont agité périodiquement la Nouvelle-Espagne. Si l’objectif de la population indienne reste le même, se débarrasser de l’oppresseur, celui de leurs chefs est tout autre. Ce mouvement est dévoyé dès sa naissance par les ambitions politiques de ses meneurs, qui, soulignons-le, ne sont pas indiens mais créoles. Ce sont les ambitions politiques des « amis » de Miguel Hidalgo y Costilla et de José María Morelos y Pavón qui lui donnent une dimension nationale.

Pour les amis politiques, cette petite société secrète qui entourait et soutenait Miguel Hidalgo, comme pour les leaders, les Indiens n’étaient pas reconnus en tant que tels ; leurs cultures, leurs traditions et leurs usages étaient dissous dans un ensemble plus vaste : la chrétienté et, plus précisément, le Mexique chrétien. Pour eux, cette population représentait le peuple chrétien, le petit peuple duquel ils se sentaient proches et envers lequel ils étaient animés des meilleurs sentiments du monde — de leur point de vue, évidemment. Il s’agissait pour eux d’intégrer ceux qui étaient ignorés ou rejetés par la société coloniale, la fameuse nébuleuse servile, à la nouvelle nation mexicaine qu’ils appelaient de leurs vœux. Cette guerre sainte était menée et contrôlée par des curés issus de la bourgeoisie créole, fidèles aux dogmes catholiques et à l’idée d’un État national entre les mains de la bourgeoisie libérale. La Constitution qu’ils proposaient reconnaissait la religion catholique apostolique et romaine comme principe premier : « ¡Viva la religión ! » Ils précisaient ainsi le fondement religieux de la souveraineté nationale devant laquelle devait s’effacer toute forme de particularisme.

L’image de la Vierge de Guadalupe sur l’enseigne de l’armée de libération nationale ne recevait sans doute pas le même contenu selon l’origine sociale des uns et des autres, entre ceux d’en bas et ceux d’en haut. Les convictions religieuses, partagées par tous, entretenaient cette ambiguïté entre le sentiment de former un seul peuple uni dans la même foi chrétienne, le peuple mexicain, peuple élu de la Vierge dès les temps prophétiques (abstrait des peuples indiens vivant sur le territoire) et celui de recouvrer après des siècles d’oppression une souveraineté perdue, l’esprit de ce qui fut, revitalisé, régénéré par le christianisme. Il a pu y avoir au début convergence apparente des points de vue sur le thème d’une souveraineté à conquérir, ou à reconquérir, de la part de la population : construire, sous l’égide de la Vierge Marie, un monde qui contiendrait plusieurs mondes, pour les uns ; un monde au-dessus des peuples et qui les effacerait en les embrassant, pour les autres. Ce fut le côté millénariste de cette révolution populaire pour l’indépendance. Le concept de nation était suffisamment ambigu, partagé entre le sens ancien d’alliance de plusieurs tribus et le sens moderne d’État national, pour entretenir la confusion et conférer une unité factice au mouvement insurrectionnel pour l’indépendance.

Ce malentendu au départ pouvait aussi bien se retourner contre l’oligarchie créole, qui avait le sentiment, justifié, de ne pas contrôler entièrement les événements, elle s’est donc rangée dans un premier temps du côté de l’Espagne avant d’accéder à l’indépendance par un coup de passe-passe quand les conditions lui furent plus favorables, c’est-à-dire après la défaite de Morelos : ce fut le pacte entre Vicente Guerrero et Iturbide qui, après avoir trahi les Espagnols, allait jouer à Napoléon en se proclamant empereur, comme quoi l’exemple de la révolution et de la contre-révolution françaises fut bien la grande affaire (ou la grande mascarade) de toute cette période historique.

La Vierge de Guadalupe sur l’étendard de l’armée des humbles, remis en grande pompe après l’indépendance à la basilique du Tepeyac, restera donc créole sans que transparaisse, derrière le voile chrétien, une déité plus proche de la culture mésoaméricaine. J’étudierai dans la troisième partie de cet exposé l’émergence des dieux préhispaniques au cours des rébellions indigènes dont la dimension culturelle et ethnique est plus affirmée ; ce ne fut pas le cas, du moins à ma connaissance, durant la guerre d’indépendance, dont l’objectif restait la conquête du pouvoir politique par la société coloniale. Cette guerre est vite devenue une histoire mythique dans l’imaginaire des enfants mexicains assis sur les bancs de l’école, c’est surtout le prétexte d’une propagande idéologique dans le sens où, une fois l’indépendance acquise et le danger écarté, elle fut entièrement récupérée par le pouvoir, qui fit de Miguel Hidalgo le « Père de la patrie ». Cela d’autant plus aisément que les Indiens, les héros de chair de cette guerre, étaient restés invisibles aux yeux du pouvoir. Ils pouvaient donc être rangés, sans plus de considération, au sein de la catégorie vague et générale de « héros mexicains » dans le mythe, tout en restant les exclus de la patrie créole dans la réalité.

Nous retrouvons cette position ambivalente du monde indigène entre invisibilité organisée et reconnaissance mythique (invisibilité de l’Indien et reconnaissance mythique du Révolutionnaire) un siècle plus tard avec Zapata et la révolution mexicaine de 1910. Qui sont ces peones spoliés par l’État mexicain, qui ont pris les armes pour récupérer leurs terres et qui ont trouvé dans la figure de la Vierge de Guadalupe le ciment de leur unité et de leur volonté ? Là encore ils sont pour la plupart d’origine indienne et ils se réclament tous, qu’ils soient métis, mulâtres ou indiens, d’une même tradition, celle du calpulli et de l’altepetl préhispaniques (communauté de vie sous la protection d’un dieu tutélaire) devenue avec la colonisation espagnole celle du pueblo ou communauté villageoise placée sous le patronage d’un saint catholique.

Comme dans le cas de la guerre d’indépendance, cette insurrection a pris rapidement une dimension nationale dans ses prises de position politique : soutien apporté à Madero contre Porfirio Díaz, et son alliance avec la Division du Nord de Pancho Villa. Remarquons cependant que ces insurgés n’ont pas cherché le pouvoir, mais la reconnaissance de leurs terres en contraignant l’État à une réforme agraire en partie inspirée du plan d’Ayala de 1911. Ce sont des paysans indiens qui veulent récupérer les terres ou les territoires qui leur avaient été reconnus par la couronne d’Espagne du temps de la colonie et confisqués par la suite. Les peones contre les planteurs : leur soulèvement porte directement sur la question de la terre et celle-ci reste centralement une question sociale : en retrouvant leurs terres communales, et plus précisément leurs territoires, ils retrouvaient du même coup l’autonomie sociale qu’ils avaient perdue en allant travailler dans les plantations. C’était pour eux une question de dignité.

Dans les chroniques de cette guerre sociale, nous découvrons un monde de petits paysans appartenant à une même culture, proche sans aucun doute de la manière de vivre du monde indigène, où le hameau se présente comme le centre d’une vie communautaire, qui remonte, par bien des traits, à une tradition ancienne pour apparaître comme une forme légèrement dégradée de l’autonomie sociale et territoriale qui définissait l’altepetl préhispanique. Dans cette optique, la Guadalupana, brandie fièrement par un cavalier à la tête des troupes zapatistes, pourrait être vue comme la déesse tutélaire, la « Terre Mère » ou « Notre Mère », de ce monde paysan attaché à un mode de vie qui lui est propre, où les « autorités » sont encore dépositaires comme les tlatoani d’autrefois des Cha’Cuiya’, les paroles justes qui règlent la vie collective et les conduites qui y sont attachées.

Les zapatistes ont réussi à obtenir que la Constitution de 1917 leur reconnaisse le droit de « jouir en commun des terres, bois et eau qui leur appartiennent », ce qui atténua quelque peu, comme le signale León-Portilla, l’exclusion juridique dont les Indiens étaient victimes en ce qui concernait leur mode de vie et leur tradition. Notons cependant que cette Constitution ne reconnaissait toujours pas les droits collectifs des peuples indiens liés à la reconnaissance de leurs territoires. La reconnaissance des terres villageoises comme bien commun inaliénable était pourtant une concession importante faite au mouvement zapatiste et l’État a dû attendre plus de soixante-dix ans avant d’oser changer cette Constitution. L’article 27 de la Constitution fut modifié dernièrement, en 1992, sous la pression du libéralisme triomphant. Nous retrouvons là l’obsession de l’État qui revient à la charge après les concessions qu’il a dû accordées aux zapatistes en 1917. Comme aux temps de Porfirio Díaz, il s’agit d’aboutir à la dissolution des communautés villageoises et indigènes, qui perdent à la fois leur personnalité juridique et leurs terres, afin de laisser le champ libre à l’activité capitaliste [3].

Dans ces luttes menées pour la sauvegarde de la terre et du territoire mais aussi, et c’est le plus important, pour la sauvegarde d’un mode de vie propre, la Vierge de Guadalupe porte ces valeurs ancestrales que représentent la terre communale et la vie communautaire. Elle rassemble, et c’est peut-être en cela qu’elle conserve son aura chrétienne, elle réunit les peuples et les communautés villageoises autour de la reconnaissance de valeurs communes qu’il s’agit de défendre.

Durant toute la période qui fait suite à l’insurrection zapatiste, l’État mexicain agit dans deux directions : il s’émancipe de la religion ou, plus précisément, du pouvoir de l’Église catholique sur la société pour se présenter comme la nouvelle autorité de référence. À cette fin, il s’appuie sur le monde ouvrier dit « révolutionnaire » par le biais des syndicats « rouges » pour combattre au nom du progrès et de la raison les peuples paysans jugés attardés et superstitieux. En s’emparant du rôle joué jusqu’à présent par l’Église, il peut alors se présenter comme un État providence. Au début du XXe siècle, l’État mexicain est en pleine mutation, la politique libérale de Porfirio Díaz a finalement porté ses fruits, la bourgeoisie triomphe, mais elle doit asseoir son pouvoir ; la rébellion zapatiste lui a montré que rien n’est acquis. Les communautés villageoises et les peuples originaires peuvent encore représenter un obstacle important à son hégémonie. Le nouvel État, alors en pleine croissance, doit confirmer sa domination sur l’ensemble de la société pour se présenter comme un appareil de contrôle et de répression qui ne peut souffrir le moindre empiètement.

Les gouvernements de Carranza, d’Obregón et de Plutarco Elías Calles, qui se sont mis en place après cette période agitée, ont vite pris la mesure du danger que pouvait bien représenter le peuple des campagnes et surtout cette forme de religiosité populaire enracinée dans le quotidien du village, s’inscrivant dans le cadre temporel de la vie communautaire, marquant ses fêtes, régissant le calendrier des travaux agricoles et des rituels propitiatoires qui les accompagnent. Ce n’est déjà plus la religion transcendante qui commande, sous la menace des affres de l’enfer, la soumission au pouvoir suprême ; elle se fait proche des gens et le prêtre, médiateur entre la population et le sacré, est une figure reconnue par les habitants. L’autorité de l’Église catholique sur l’ensemble du peuple chrétien et, plus précisément, sur le petit peuple des campagnes, faisait ombrage à l’État et pouvait toujours contrarier l’exercice d’une volonté qui se voulait sans entraves. L’État, qui pouvait craindre les dérives du sacré, a cherché, à limiter l’autorité de l’Église. Chacune des parties étant jalouse de ses prérogatives, le désir d’empiètement de l’État a entraîné un conflit au sommet, conflit qui a fini par se résoudre, comme nous pouvions nous y attendre, sur le dos des gens, en l’occurrence des cristeros.

Devant le péril que représentait l’émergence de nouvelles forces sociales incontrôlables, je pense au tout jeune prolétariat mexicain d’obédience anarchiste et aux grèves très dures qui ont marqué ce début de siècle, la classe dirigeante eut l’intelligence politique d’intégrer à la société dominante la population métisse urbanisée (ouvriers, petits commerçants, artisans, fonctionnaires), jusqu’alors rejetée et méprisée par l’oligarchie. Elle a réalisé cette intégration à travers la constitution d’un parti d’État clientéliste, le Parti national révolutionnaire, qui allait devenir peu après le Parti révolutionnaire institutionnel (PRI), et par la formation de syndicats officiels soutenus par l’État [4]. C’est en s’appuyant sur cette population récemment recrutée que l’État part en guerre. Dès 1915, les syndicats carrancistes lèvent les fameux Bataillons rouges révolutionnaires, furieusement anticléricaux, qui combattaient l’Église en fusillant, avec leurs curés, les malheureux paysans qui leur tombaient entre les mains. Ce fut une petite révolution sociale : jusqu’alors le Mexique était divisé entre gens de pouvoir et multitude servile, en donnant des droits civiques aux travailleurs métis, le pouvoir recompose la société mexicaine entre, d’une part, une société élargie au monde métis, dite civile (sous la tutelle d’un État), et, d’autre part, les peuples originaires, dont les droits collectifs ne sont pas reconnus.

Bien implanté sur une base sociale élargie, l’État mexicain entre alors en concurrence avec l’Église. Il impose la séparation de l’Église et de l’État et ferme les églises. « Moi ignorant, mais plein de feu, voyant les nouveaux procédés de ce gouvernement, je m’exaltai et voulus cacher le soleil avec un doigt, et je m’en fus requérir des gens d’armes et bien disposés à la guerre pour la défense de la liberté de Dieu et des prochains. [5] » La Christiade fut précisément, comme le signale Jean Meyer, l’une de ces poussées imprévisibles et tant redoutées du peuple des campagnes, surprenant aussi bien l’Église que l’État — qui n’avait pas compté avec cette éventualité après la suspension du culte public. Face à l’ingérence, qu’il juge intolérable, du pouvoir civil dans le spirituel, le peuple indigène des campagnes de Jalisco, du Michoacán, de Nayarit, de Guanajuato… se révoltent au cri de « ¡Viva el Cristo-Rey y la Virgen de Guadalupe ! » [6].

La grande guerre des cristeros, qui a duré de 1926 à 1929, est mal connue ; pendant longtemps elle a été un sujet tabou, elle n’est jamais devenue un mythe pour le petit écolier mexicain ; il faut dire que deux protagonistes de cette guerre, l’Église et l’État, n’en sortent pas grandis et qu’ils ont tout intérêt à l’escamoter avec la complicité des clercs des deux bords. Elle n’est pas devenue une légende nationale comme la guerre d’indépendance et la révolution, l’État ne l’a pas récupérée, elle a cependant été récupérée par l’Église et la hiérarchie catholique, une façon pour elle d’étouffer le scandale de sa trahison et la gigantesque croix dressée au sommet du cerro d’el Cubilete [7], évoquant cette guerre des cristeros tout en en effaçant la mémoire, est à la hauteur de ce que fut son ignominie [8]. Seuls quelques corridos cristeros, ballades chantées de leurs exploits accompagnées par des musiciens, en perpétuaient clandestinement la mémoire parmi le peuple : « La mesure de l’événement cristero est donnée par le soin qu’ont apporté les censeurs à l’ensevelir » a pu écrire Jean Meyer. L’historien Jean Meyer fut le premier à rompre l’omerta, cette chape de plomb qui pesait sur cette période, en publiant une étude complète de ces événements tragiques, s’appuyant en grande partie sur les témoignages des derniers cristeros survivants [9].

Il est assez tentant de voir dans le Christ-Roi et la Vierge de Guadalupe le couple primordial, Ometecuhtli et Omecihuatl, qui a donné naissance aux peuples, le Père et la Mère des Dieux et des hommes. Cette tradition est encore bien ancrée, aujourd’hui, dans les villages indiens où le couple primordial prend le plus souvent la figure du Christ et de la Vierge. Il est heureux de voir dans cette révolte pour la défense de l’Église catholique la Vierge de Guadalupe investie de cette spiritualité populaire issue des temps immémoriaux. À travers leur relation au sacré, les cristeros défendent leurs traditions villageoises, un mode de vie qui se déploie et s’organise à l’intérieur d’une cosmovision qui leur est propre. En fait, ils défendent ce que nous pourrions appeler leur liberté de pensée. C’est cette spiritualité, une spiritualité qui prend sa source au sein de la vie communautaire, qu’ils tentent de préserver face aux agressions du pouvoir. La guerre menée par cette armée de libération nationale est en fin de compte la guerre des villages, de los pueblos [10], contre le « mauvais gouvernement » ; de la liberté de pensée contre l’absolutisme de l’État-Dieu, ou de l’État qui se veut Providence. Les cristeros sont des insurgés populaires, pour la plupart d’origine indienne, portés par l’Esprit de révolte face au totalitarisme de l’État moderne. Ils voyaient dans l’Église (et plus sûrement dans le curé du village) l’instrument d’une médiation entre eux et le sacré, ils ne pouvaient l’imaginer complice du pouvoir. Quand certains reprennent les armes dans les années trente après la trahison des prêtres, ce sont encore les « idéaux des villages » (ou des peuples ?) qu’ils mettent en avant : « Les idéaux des villages, c’est le glorieux plan d’Ayala ; nous les peuples humbles nous sentons les rigueurs du gouvernement et chez nous on ne peut trouver la sale politique, et encore moins l’ambition ; nous sommes guidés par le désir de sauver le droit véritable de los pueblos… Vive le Christ-Roi, Vive la Vierge de Guadalupe ! » [11]

La Vierge de Guadalupe brandie par les cristeros porte cette ambiguïté contenue dans le mot pueblo, qui signifie à la fois village et peuple. Soyons clairs. La Vierge de Guadalupe évoquée par les cristeros n’est pas une déesse ou divinité indienne et elle ne le deviendra pas, elle restera chrétienne. Pourtant, dans les armées qui composent la Christiade et qui mettent en échec les forces gouvernementales, la plupart des insurgés sont d’origine indienne, certains appartiennent même comme les Huichol et les Cora à des peuples fort jaloux de leurs traditions, qu’ils ont su conserver envers et contre tout. Cette insurrection s’est propagée comme un feu de poudre dans tous les États où existait et existe encore une très forte proportion de peuples indiens (Nayarit, Zacatecas, Jalisco, Guanajuato, Michoacán, Mexico, Guerrero, Morelos, Oaxaca…). Je me suis permis, pour cette raison, de deviner derrière le couple constitué par le Christ-Roi et la Vierge de Guadalupe, le couple primordial, la dualité originelle de la civilisation mésoaméricaine. Cela dit, le but avancé de leur révolte, le rétablissement des cultes et le retour des curés, comme son esprit et l’éthique qui l’accompagne restent chrétiens dans le sens orthodoxe du terme avec même des accents millénaristes : réaliser sur la terre mexicaine l’idéal chrétien d’égalité et de fraternité.

Devons-nous alors parler à la manière des ethnologues d’acculturation ? Ou à la manière des docteurs ès religions de syncrétisme religieux ? Ou plus simplement de métissage ? Un mélange des genres qui confère une teinte fortement millénariste aux mouvements sociaux ? Nous pourrions parler de revanche, la revanche des exclus, de ceux qui n’avaient pas leur place dans la société coloniale et qui n’ont toujours pas leur place dans le nouvel État : les peuples indiens [12]. La Vierge de Guadalupe n’est plus la « créole prodigieuse et sacrée » de Miguel Sánchez, elle est la Morena [13] des armées populaires de Miguel Hidalgo, comme la Morena des zapatistes et des cristeros. Elle est chrétienne, profondément amarrée au cœur des petites gens, porteuse de leurs espoirs, de leurs vœux, de leur goût pour l’esprit et pour l’utopie ; elle initie, comme figure maternelle, cette familiarité avec le sacré à laquelle ils aspirent, elle est le feu intérieur qui les anime. « Quand le christianisme est arrivé ici, nous dit León-Portilla [14], se fait jour une autre interprétation car la civilisation mésoaméricaine est une grande culture originale et elle a la possibilité, et je dirai le droit, de concevoir Dieu comme Notre Mère. Cette interprétation est très belle. Quand le Mexicain est affligé, il a toujours recours à la “petite mère”, à la “virgencita” de manière à ce que Tonantzin se charge de l’affaire. » Cette Vierge chrétienne remodelée par la culture mésoaméricaine, cette Vierge métisse, donc, est aussi une déesse indienne, figure de la Terre-Mère, de la Terre cosmique et de la Mère primordiale retouchée par la vision chrétienne, une déesse qui aurait retrouvé une virginité…

Au cours de ces trois soulèvements populaires que nous venons de passer bien trop rapidement en revue, la Vierge de Guadalupe reste une effigie chrétienne, elle s’inscrit à l’intérieur d’un discours théologique qui la tire vers le haut, vers un Dieu unique, transcendant et souverain, qui pourrait bien être l’Esprit selon le dogme. Elle focalise un obscur désir d’unité : unité religieuse, nationale, sociale ou populaire. Elle est encadrée par l’Église catholique, ses évêques et ses prêtres, qui gardent le monopole de la relation au sacré et qui surveillent de près tout écart de pensée. Pourtant en se substituant à l’ancienne cosmovision, la religion chrétienne en hérite certains traits et les croyances antiques n’ont pas perdu de leur vigueur en ce qu’elles avaient de plus anciens : les rites propitiatoires et la croyance en un dieu (ou déesse) tutélaire à la fois protecteur et guide de la collectivité villageoise. Elle n’est plus alors une figure transcendante et unificatrice, elle devient une déesse familière, proche des gens, la divinité tutélaire d’un quartier ou d’un village. Ces croyances ont investi la religion catholique qui est mise à contribution pour répondre aux besoins qu’elles énoncent. Dans cette optique, la Vierge de Guadalupe, par exemple, prendra la figure d’une divinité à qui on adresse des offrandes dans l’attente d’un retour, ou celle d’une déesse protectrice, patronne du village, ce qui ne l’empêche pas d’être perçue comme la divinité tutélaire du peuple chrétien dans son ensemble… mais formant avec le Christ le couple originel…

La pérennité de l’ancienne cosmovision et la tournure d’esprit, c’est le cas de le dire, qui lui est attachée ne s’expriment pas ouvertement : elles dévoient, enrichissent, revitalisent le contenu chrétien, mais dans le secret, dans l’intimité de la pensée, dans cette familiarité de la pensée avec elle-même qui ne tolère ni le doute ni le trouble, et qui s’impose avec la tranquille assurance de ce qui est.

(À suivre)

Notes

[1Lafaye, 2002.

[2Humboldt (Alejandro de), Essai politique sur le royaume de la Nouvelle Espagne, Paris, 1811 (4 volumes + atlas).

[3Les terres, qui appartenaient à la communauté villageoise et qui étaient considérées comme un bien collectif, peuvent désormais être divisées en parcelles, louées, hypothéquées ou vendues. Cette modification récente de l’article 27 a entraîné le soulèvement des Indiens Tzeltal, Tzotzil, Chol, Tojolabal, Mam… et métis du Chiapas. 1994 marque la date du soulèvement de l’Armée zapatiste de libération nationale pour la reconnaissance des droits et de la culture des peuples indiens.

[4La classe dirigeante allait par la suite étendre ce système d’intégration et de subordination à la campagne avec la création des syndicats paysans comme Antorcha campesina. Ce système, qui a duré soixante-dix ans et qui s’est montré très efficace, représentait toutefois un frein à l’activité capitaliste. Il convenait de le remettre en cause, ce qui fut fait, il y a peu. L’affaiblissement du parti d’État met à nu les forces en présence : d’un côté l’activité capitaliste débridée, de l’autre une vie sociale encore solidement ancrée sur le sol mexicain (mais pour combien de temps ?).

[5Témoignage d’Ezéquiel Mendoza Tonantzin, recueilli par Jean Meyer (J. Meyer, 1974).

[6« Vive le Christ-Roi et la Vierge de Guadalupe ! » L’armée du gouvernement a nommé cristeros par dérision les paysans catholiques qui s’insurgèrent entre 1926 et 1929. Eux-mêmes s’appelaient les populaires, les défenseurs ou encore les libérateurs et ils donnaient à leur armée le nom d’Armée de libération nationale. Comme ils criaient vive le Christ-Roi et la Vierge de Guadalupe, on les affubla du sobriquet de « christ-roi » (au pluriel, cristos-reyes) condensé en cristeros. Ils l’ont gardé. (J. Meyer, 1974).

[7Lieu de pèlerinage près de Guanajuato.

[8Suite aux victoires des cristeros, qui s’étaient rendus maître de la plus grande partie du territoire national, l’État s’est trouvé dans une position critique ; cette situation catastrophique l’a obligé à conclure un pacte avec la hiérarchie catholique, après que celle-ci eut demandé aux cristeros de déposer les armes. L’arrangement entre l’Église et l’État s’est fait sur le massacre des cristeros désarmés.

[9Meyer (Jean) : La Cristiada, en 3 volumes : La guerra de los cristeros ; El conflicto entre la Iglesia y el Estado ; Los Cristeros ; éd. Siglo XXI, Mexico, 1973-1974.
La Christiade ; l’Église, l’État et le Peuple dans la révolution mexicaine, Paris, Payot, 1974.
Apocalypse et révolution au Mexique. La guerre des cristeros (1926-1929) présentée par Jean Meyer, éd. Archives Gallimard Julliard, 1974.

[10Pueblo a le double sens de village et de peuple, le traduire par village, c’est feindre d’ignorer l’existence des peuples indiens, or ceux-ci ont joué un rôle non négligeable dans cette rébellion, le traduire par peuple, c’est mettre entre parenthèses la vie communautaire, or il semblerait bien que ce fut cette vie communautaire se sentant menacée par la politique de l’État qui s’est trouvée à l’origine du soulèvement.

[11Plan du mouvement populaire libérateur, 16 janvier 1937, cité par Jean Meyer (1974).

[12Ou dont la seule place qui leur est reconnue est de servir les intérêts de la classe dominante.

[13Brune, basanée.

[14Proceso n° 1310, 9 décembre 2001.

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