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L’État n’est plus rien, soyons tout

samedi 4 août 2012, par Raoul Vaneigem (Date de rédaction antérieure : 17 juillet 2010).

Le Mouvement antiautoritaire pour une démocratie directe a pris contact avec moi par l’intermédiaire des Éditions du Cherche Midi. Les camarades grecs exprimaient le souhait de me voir participer à des assemblées, réunies pour discuter des options auxquelles nous confronte un capitalisme mondial qui, dans la frénésie du profit, ruine la terre et dénature les êtres humains tout en se détruisant lui-même. Comme à l’accoutumée, j’ai répondu que je ne participais à aucun débat ni manifestation publique mais qu’en l’occurrence j’enverrais un texte dont ils feraient l’usage qui leur plairait.

Ceux-ci ont alors émis le vœu que je fasse choix de trois amis désireux d’intervenir sur l’expérience et la problématique de la démocratie directe. La perspective d’accompagner Sergio Ghirardi, Behrouz Safdari et Marc Tomsin m’a rapidement persuadé d’accomplir le voyage avec eux et d’aller respirer un peu de cet air de liberté créatrice encore si rare en France. La chaleur de l’accueil et la publication préalable de mon texte, diffusé gratuitement et mis à la disposition de tous, m’ont permis de jouir d’une atmosphère de solidarité et des effervescences de l’intelligence sensible, sans encourir le risque d’être affublé des oripeaux de la vedette.

Reste que tout en agréant volontiers à mon refus de toute prestation certains participants — de ceux que je n’avais pas l’occasion de rencontrer lors des sorties festives qui nous valaient de découvrir le charme de Thessalonique — avaient nourri l’espoir d’un débat dans le cadre des assemblées tenues dans les amphithéâtres de l’université. C’est à leur intention que j’ai rédigé l’« explication » suivante que des amies ont eu l’obligeance de traduire et de lire en grec.

J’ai tenu à être présent parmi vous parce que j’ai conscience de l’importance que représente pour l’avenir de l’humanité un mouvement antiautoritaire pour la démocratie directe.

Pourtant, je préfère m’abstenir de participer à des débats et à des manifestations publiques. Pourquoi ?

Parce que, étant hostile à toute forme de spectacle — au sens de séparation avec la vie quotidienne —, je ne veux pas entrer dans ce spectacle, même pour en faire la critique.

Je donne trop d’importance à l’authenticité vécue pour tenir un rôle, où je risquerais de devenir un gourou ou un maître à penser.

Mais aussi je fais plus confiance au texte écrit qu’au discours. Le discours est soumis à l’émotionnel et se mue facilement en une manipulation des émotions (c’est tout l’art du démagogue). Dans le texte écrit, le lecteur garde sa conscience et sa liberté de choix. Il peut relire, être d’accord ou non, il a le temps de réfléchir.

Je remercie les camarades grecs d’avoir permis que mon texte soit disponible en version écrite. Si vous avez des questions, il est important qu’elles s’adressent au texte et non à moi. Car y répondre ferait de moi, et malgré moi, un vecteur émotionnel. Surtout, il est important que ces questions, vous vous les posiez à vous-mêmes. Car les réponses sont en vous, il faut seulement les trouver.

Merci à toutes et à tous.
Raoul Vaneigem

CE N’EST PAS UN HASARD si la Grèce, où est née l’idée de démocratie, ouvre en premier la voie du combat à mener contre une corruption démocratique qu’aggrave partout la pression des multinationales et des mafias financières. On a vu dans ce pays se manifester une résistance qui tranche avec la léthargie d’un prolétariat européen, anesthésié depuis des décennies par l’emprise du consumérisme et par les impostures de l’émancipation.

Qu’il me soit permis de rappeler quelques banalités.

Le consumérisme a vulgarisé une démocratie de supermarché où le citoyen dispose de la plus grande liberté de choix à la condition expresse d’en acquitter le prix à la sortie.

Les vieilles idéologies politiques ont perdu leur substance et sont devenues des dépliants publicitaires dont les élus se servent pour accroître leur audience et leur pouvoir. La politique, qu’elle se veuille de gauche ou de droite, n’est plus qu’un clientélisme où les élus ont en vue leurs intérêts personnels et non ceux des citoyens qu’ils sont censés représenter. Une fois encore, la Grèce est bien placée pour restituer au mot « politique » son sens originel : l’art de gouverner la cité.

La deuxième banalité, c’est que les États ont perdu le privilège, qu’ils s’arrogeaient, de gérer le bien public. Bien entendu, l’État traditionnel a toujours prélevé son tribut sur les citoyens avec force taxes et impôts mais, en contrepartie, il assurait le fonctionnement des services publics, enseignement, soins de santé, poste, transports, allocations de chômage, retraites… Désormais les États ne sont plus que les valets des banques et des entreprises multinationales. Or, celles-ci sont confrontées à la débâcle de cet argent fou qui, investi dans les spéculations boursières et non plus dans l’essor des industries prioritaires et des secteurs socialement utiles, forme une bulle promise à l’implosion, au krach boursier. Nous sommes la proie de gestionnaires de faillite, avides d’engranger des derniers profits à court terme en surexploitant des citoyens, invités à combler, au prix d’une vie de plus en plus précaire, le gouffre sans fond du déficit creusé par les malversations bancaires.

Non seulement l’État n’est plus en mesure de remplir ses obligations en vertu du contrat social, mais il rogne sur les budgets des services publics, il envoie à la casse tout ce qui, pour le moins, garantissait la survie, à défaut de permettre à chacun de mener une vraie vie. Et cela au nom de cette gigantesque escroquerie baptisée du nom de dette publique.

Il ne lui reste plus qu’une seule fonction : la répression policière. La seule sauvegarde de l’État, c’est de répandre la peur et le désespoir. Il y réussit assez efficacement en accréditant une manière de vision apocalyptique. Il répand la rumeur que demain sera pire qu’aujourd’hui. La sagesse consiste donc, selon lui, à consommer, à dépenser avant la banqueroute, à rentabiliser tout ce qui peut l’être, quitte à sacrifier son existence et la planète entière pour que l’escroquerie généralisée se perpétue.

Le nihilisme est la philosophie des affaires. Là où l’argent est tout, les valeurs disparaissent totalement, hormis la valeur marchande. Nous avons vu le consumérisme mettre à mal les « vérités » prétendument éternelles du passé : autorité paternelle et pouvoir patriarcal, religions, idéologies, prestige de l’armée et de la police, respect des chefs, sainteté du sacrifice, vertu du travail, mépris de la femme, de l’enfant, de la nature… Mais, dans le même temps, il a ensommeillé cette conscience qu’il nous appartient de réveiller aujourd’hui en offrant comme repères les valeurs humaines, celles qui tant de fois furent au cœur des émeutes, des révoltes, des révolutions.

Nous savons qu’une nouvelle alliance est en train de se conclure avec ce que la nature nous offre gratuitement, une alliance qui mettra fin à l’exploitation cupide de la terre et de l’homme. Il nous appartiendra d’arracher à la mainmise d’un dynamisme capitaliste, en quête de nouveaux profits, ces énergies gratuites qu’il s’apprête à nous faire payer très cher. C’est en quoi notre époque, bouleversée non par une crise économique mais par une crise de l’économie d’exploitation, désigne aussi le moment propice où l’homme peut devenir un être humain. Et devenir humain signifie se nier comme esclave du travail et du pouvoir pour affirmer son droit de créer à la fois sa propre destinée et des situations favorables au bonheur de tous.

Plusieurs questions se posent avec une urgence que le déferlement des événements risque de précipiter. Je me garderai de fournir des réponses, qui, en dehors des conditions pratiques et des collectivités où elles vont se poser, risqueraient de tomber dans l’abstraction — et l’abstraction, en tant que pensée coupée de la vie, ressuscite toujours les vieux monstres du pouvoir. Je me suis contenté de leur donner un certain éclairage.

1. Que sommes-nous prêts à mettre en place pour pallier la défaillance d’un État qui non seulement ne sert plus les citoyens mais les vampirise pour nourrir la pieuvre bancaire internationale ?

La force de l’inertie joue contre nous. Les traditions familiales, sociales, politiques, économiques, religieuses, idéologiques n’ont cessé de perpétuer, de génération en génération, cette servitude volontaire que dénonçait déjà La Boétie. En revanche, il nous est permis de tirer parti du choc que vont produire l’effondrement du système, la désintégration de l’État et la tentation de regarder plus loin que les frontières mesquines de la marchandise. Il faut s’attendre à un renversement de perspective. Au-delà du pillage éventuel des supermarchés, auquel risque de convier une paupérisation accélérée, beaucoup de consommateurs menacés d’exclusion ne manqueront pas de s’apercevoir que la survie n’est pas la vie, que l’accumulation de produits frelatés et inutiles ne vaut pas le plaisir d’une existence où la découverte des énergies et des biens prodigués par la nature s’accorde aux attraits du désir. Que la vie est ici, maintenant, et qu’entre les mains du plus grand nombre elle ne demande qu’à se construire et à se propager.

Cessons de nous apitoyer sur les échecs de l’émancipation, qui jalonnent notre histoire, non pour célébrer d’occasionnelles réussites — car il y a dans la notion de réussites et d’échecs une mauvaise odeur de concurrence marchande, de tactique et de stratégie, de compétition prédatrice — mais pour pousser plus avant des expériences qui, esquissées avec bonheur et audace, attendent que nous les poursuivions par la mise en œuvre d’un projet autogestionnaire et des assemblées de démocratie directe.

Les collectivités zapatistes du Chiapas sont peut-être les seules à appliquer aujourd’hui la démocratie directe. Les terres mises en commun excluent dès l’abord les conflits liés à leur appropriation privée. Chacun a le droit de participer aux assemblées, d’y prendre la parole et d’y manifester son choix, même les enfants. Il n’y a pas, à proprement parler, d’élus plébiscités par l’assemblée. On propose seulement à des individus manifestant de l’intérêt pour certains domaines (l’enseignement, la santé, la mécanique, le café, l’organisation des fêtes, les modes de bioculture, les relations extérieures…) de devenir, pour une période limitée, les mandataires de la collectivité. Ils entrent alors dans un « conseil de bon gouvernement » et rendent régulièrement compte de leur mission, pendant la durée de leur mandat. Les femmes, réticentes au début, en raison des habitudes patriarcales des Mayas, occupent maintenant une place prépondérante dans les « conseils de bon gouvernement ». Les zapatistes ont, pour définir leur volonté de fonder une société plus humaine, une formule qui rappelle la nécessité d’une vigilance constante : nous ne sommes pas un exemple mais une expérience.

2. L’argent n’est pas seulement en train de dévaluer, il est en passe de disparaître. Pendant la révolution espagnole, les collectivités d’Andalousie, d’Aragon et de Catalogne avaient établi un système de distribution qui excluait le recours à la monnaie (d’autres ont continué à utiliser la peseta, d’autres encore ont battu une nouvelle monnaie tout en collaborant toutes très bien ensemble). Aujourd’hui, c’est à nous d’examiner comment supplanter par une relation humaine fondée sur le don plutôt que sur l’échange un rapport d’exploitation où le commerce des choses détermine le commerce des hommes.

Nous avons été les esclaves d’un fonctionnement économique, dont l’instauration a signé l’acte de naissance de la civilisation marchande, altérant les comportements individuels et sociaux, entretenant une permanente confusion entre confort et dénaturation, progrès et régression, aspiration humaine et barbarie.

Certes, le mode de financement concret et virtuel constitue aujourd’hui encore un système cohérent — une cohérence absurde, il est vrai, mais susceptible de continuer à gouverner les comportements. En revanche, que risque-t-il de se produire lorsque le krach financier ôtera à l’argent sa valeur et son utilité ?

Sa disparition, n’en doutons pas, sera saluée comme une libération par ceux qui lui dénient le droit de tyranniser leur vie quotidienne. Cependant, le fétichisme de l’argent est si ancré dans nos mœurs que beaucoup, assujettis à son joug millénaire, vont se trouver en butte à ces égarements émotionnels où règne la loi de la jungle sociale, où se déchaînent la lutte de tous contre tous et la violence aveugle en quête de boucs émissaires.

Ne négligeons pas les tentacules du poulpe acculé dans ses derniers retranchements. Car l’effondrement de l’argent n’implique pas la fin de la prédation, du pouvoir, de l’appropriation des êtres et des choses. L’exacerbation du chaos, si profitable aux organisations étatiques et mafieuses, propage un virus d’autodestruction dont les résurgences nationalistes, les défoulements génocidaires, les affrontements religieux, les résurgences de la peste fasciste, bolchevique ou intégriste risquent d’empoisonner les esprits, si l’intelligence sensible du vivant ne remet pas au centre de nos préoccupations la question du bonheur et de la joie de vivre.

Il a toujours existé une fascination de l’abjection qui, après les premières réticences, se fraie un chemin secret et attend qu’en gagnant toutes les couches de la population elle garantisse l’impunité et la légitimité à la barbarie banalisée (la montée du nazisme en Allemagne a montré comment l’humanisme abstrait pouvait se muer en un déferlement de sauvagerie).

En revanche, il ne faut pas que l’inhumanité du passé estompe la mémoire des grands mouvements d’émancipation en ce qu’ils eurent de plus radical : la volonté de libérer l’homme aliéné et de faire naître en lui cette véritable humanité qui réapparaît inéluctablement de génération en génération.

La société à venir n’a pas d’autre choix que de reprendre et de développer les projets d’autogestion qui, de la Commune de Paris aux collectivités libertaires de l’Espagne révolutionnaire, ont fondé sur l’autonomie des individus une quête d’harmonie, où le bonheur de tous serait solidaire du bonheur de chacun.

3. La faillite de l’État va contraindre les collectivités locales à mettre en place une gestion du bien public mieux adaptée aux intérêts vitaux des individus. Il serait illusoire de penser que libérer des territoires de l’emprise marchande et instaurer des zones où les droits humains éradiquent les droits du commerce et de la rentabilité s’accomplira sans heurts. Comment défendre les enclaves de la gratuité, que nous allons tenter d’implanter dans un monde quadrillé et contrôlé par un système universel de prédation et de cupidité ?

C’est dans une telle perspective que la question soulevée par un ami persan m’a paru revêtir une importance particulière. Confronté à la violence répressive de la dictature islamiste en Iran, il s’est fait l’écho des problèmes rencontrés par une opposition à la fois consciente de sa puissance numérique et de sa dramatique impuissance, face aux brutales interventions de l’armée, de la police et des « gardiens de la révolution », ces groupes paramilitaires composés de malfrats dont le pouvoir religieux légitime les exactions. Les réflexions qui suivent ont été écrites à sa demande.

Ni guerrier ni martyr

« Qui peut le plus peut le moins » est un principe pertinent dans la réflexion qu’exige le recours à la violence ou à la non-violence, partout où la répression d’un État, d’un parti, d’une classe, d’une organisation mafieuse, d’une religion, d’une idéologie entrave la liberté d’existence et d’expression des individus. Si nous arrivons à traiter le problème là où cette répression est la plus féroce, la plus impitoyable, nous serons en mesure d’en tirer des conséquences pour les pays dont le formalisme démocratique limite les outrances de la barbarie. Il est évident que les conditions oppressives diffèrent fortement entre des pays comme l’Iran, l’Arabie saoudite, l’Algérie, la France, l’Italie, la Russie, la Chine, les États-Unis, la Colombie…

Aborder la question en gardant à esprit l’exemple de l’Iran, de la Corée du Nord ou de la Birmanie me paraît de nature à proposer des réponses appropriées à d’autres pays, moins accoutumés à l’usage de la sauvagerie.

Nous avons été confrontés jusqu’à ce jour à une alternative : ou la détermination de mettre fin à la violence répressive entrait sur le terrain de l’ennemi et s’y installait, en lui opposant une violence de même nature, bien que de sens contraire ; ou l’opposition à la tyrannie recourait à une résistance passive, sur le mode du pacifisme prôné par Gandhi avec un incontestable succès.

Néanmoins, si le gandhisme a triomphé de l’occupation anglaise, c’est qu’il a trouvé devant lui un adversaire qui, si impitoyable qu’il puisse être, a été déconcerté, voire paralysé dans ses réactions, par un formalisme philanthropique, une éthique résiduelle, une déontologie de la guerre, qui inclinaient à réprouver le massacre d’une population hostile mais désarmée.

En dépit de son hypocrisie, une manière de fair-play militaire gênait aux entournures la détermination tactique qui eût prescrit d’étouffer le mouvement de révolte dans l’œuf et sans atermoiement. On sait que la sagesse diplomatique de lord Mountbatten n’a pas été sans influer sur la victoire des revendications populaires. En revanche, lorsque le gandhisme s’est heurté à un pouvoir peu soucieux de préoccupations éthiques, tel le régime d’apartheid en Afrique du Sud, il s’est trouvé inopérant. De même, la junte birmane n’a pas hésité à mitrailler les foules d’opposants qui manifestaient pacifiquement. L’Iran s’inscrit dans une logique répressive similaire.

Qu’en est-il des réponses que la guérilla propose ? Chaque fois qu’elle l’a emporté, ce fut pour le pire. Le triomphe des armes aboutit toujours à une amère défaite humaine.

L’erreur fondamentale de la lutte armée est d’accorder la priorité à un objectif militaire plutôt qu’à la création d’une vie meilleure pour tous. Or, pénétrer sur le terrain de l’ennemi pour en venir à bout, c’est trahir la volonté de vivre pour la volonté de pouvoir. Les communards s’emparent des canons mais, en négligeant l’argent de la Banque de France et l’usage qu’ils en pouvaient tirer, ils se retrouvent en infériorité devant les troupes de Versailles. On sait comment, au nom de la révolution, le bolchevisme militarisé écrasa les premiers soviets, les marins de Cronstadt, les makhnovistes et, plus tard, les collectivités libertaires en Espagne. Toutes proportions gardées, c’est aussi le parti dit communiste et l’esprit stalinien qui videront de sa substance le mouvement de Mai 1968 (il n’est pas question ici de guérilla mais de cette navrante persistance de l’idée de pouvoir, qui a perverti l’élan insurrectionnel).

Est-il nécessaire de rappeler que là où la guérilla a triomphé — dans la Chine de Mao, au Vietnam, au Cambodge ou à Cuba —, l’idéologie armée a été une armée idéologique qui a écrasé la liberté en prétendant combattre pour elle ? Le répugnant slogan « le pouvoir est au bout du fusil » prend d’abord en ligne de mire les réfractaires à toute forme d’autorité. Il a fait moins de victimes dans le rang des contre-révolutionnaires que parmi les révolutionnaires ennemis de la tyrannie.

À l’autre pôle, nous ne voulons pas davantage d’un Frankenhausen où, en 1535, les paysans allemands en révolte s’abstinrent de résister et se laissèrent massacrer par l’armée des princes, parce que, escomptant l’aide de Dieu, ils avaient oublié que, selon la formule de Bussy-Rabutin, « Dieu est toujours du côté des gros bataillons ». Veut-on un exemple plus récent ? Le 22 décembre 1997, quarante-cinq personnes, pour la plupart des femmes et des enfants, furent massacrées à Acteal, une bourgade du Mexique, par des paramilitaires indiens, dans une église où elles étaient en prière. Elles appartenaient au mouvement des Abejas (les Abeilles), un groupe de chrétiens pacifistes qui, tout en étant proches des zapatistes se revendiquent de la non-violence absolue. La raison d’une telle cruauté trouvait sa source dans l’établissement des Abejas sur des terres convoitées par d’autres Indiens, membres de ce parti de la corruption qu’est le Parti révolutionnaire institutionnel (PRI).

Hormis le dégoût qu’une telle atrocité suscite, peut-on s’indigner contre les tortionnaires sans incriminer aussi cette inclination chrétienne au martyre et au renoncement, qui agit sur le lâche comme un excitant et prête au plus veule une cruauté matamoresque. Le pire couard sait qu’il ne risque rien lorsque les victimes refusent de se défendre, voire tendent la gorge au couteau.

Nous devrions être plus attentifs à ce qui, dans notre comportement, est une invite à l’ennemi et l’incite à nous attaquer, parce que — sans en prendre toujours conscience — nous lui avons ouvert la porte.

Comment nos adversaires arrivent-ils à leur fin ? Souvent en instillant en nous une croyance absurde en leur toute-puissance. Ils stimulent ce réflexe de peur qui accrédite l’invincibilité du vieux monde, alors que celui-ci s’écroule de toutes parts. L’effet désastreux d’un tel dogme ne réside pas seulement dans la résignation et le fatalisme des masses, il anime aussi le courage désespéré qui fait monter à l’assaut, avec le sentiment d’aller à la mort dans un combat d’autant plus glorieux qu’il est vain.

Pourtant qu’en est-il de cet arsenal répressif dont la sophistication suggère une capacité d’intervention fulgurante et imparable ? La vigilance technologique omniprésente n’a pas empêché la destruction des tours new-yorkaises par des moyens sommaires et artisanaux. Ainsi, jadis, l’invincible Ligne Maginot fut-elle ridiculisée par l’offensive allemande, qui l’ignora tout bonnement.

Si les réseaux de surveillance présentent de telles lacunes dans la lutte contre des forces destructives dont la menace est permanente, comment seraient-elles efficientes à l’encontre d’une action qui n’a pas pour objectif de les annihiler mais projette seulement de créer une société radicalement autre, capable de rendre obsolètes et dérisoires les épouvantails affublés de kalachnikovs ou de missiles nucléaires.

J’en reviens à la question : que faire si nous refusons tout à la fois de demeurer sans défense face aux fusils de l’oppression et d’opposer au pouvoir dominant les armes mêmes qu’il dirige contre nous ?

La discussion est ouverte. Je n’ai aucune réponse péremptoire à proposer. Je souhaite seulement éclairer le débat en formulant quelques remarques.

La meilleure sauvegarde consiste à ne pas entrer sur le terrain où l’ennemi nous attend et nous espère. Il connaît les moindres recoins du territoire quadrillé par la marchandise et par les habitudes comportementales qu’elle instaure (prédation, concurrence, compétition, autoritarisme, peur, culpabilité, fétichisme de l’argent, cupidité, clientélisme). En revanche, il ignore tout de la vie et de ses innombrables ressources créatrices.

Une précaution préliminaire consiste donc, pour notre salut, à éradiquer dans les assemblées toute forme et toute velléité de pouvoir et d’organisation autoritaire. La pratique de l’autonomie individuelle est un préalable à l’autogestion. C’est ce que s’emploie à instaurer le mouvement VOCAL implanté à Oaxaca, avec son assemblée de base transmettant ses décisions à ses mandataires et rejetant toute intrusion des partis, des syndicats, des factions politiques, des démagogues clientélistes.

La cohésion ne peut que se fonder sur un projet de vie individuel et social. L’avenir appartiendra à des collectivités locales capables de penser globalement. Je veux dire : qui misent sur leur radicalité et sur sa diffusion pour jeter les bases d’une internationale du genre humain. C’est la seule façon d’éviter le piège du communautarisme, qui est un produit du jacobinisme étatique.

L’idée des comités de quartier mis en place à Oaxaca mérite d’être examinée comme une piste possible. Le Mexique n’est pas l’Iran, loin s’en faut, mais il n’offre pas pour autant les conditions que nous connaissons en Europe. À Oaxaca, les paramilitaires tuent avec la bénédiction d’un gouverneur despotique. Celui-ci a besoin d’interlocuteurs en qui il décèle ces germes de corruption inhérents au pouvoir, quel qu’il soit. Il a besoin de partis, de syndicats, de factions. Il les repère aisément. Avec eux il se sent en pays de connaissance et il peut donc, selon les occurrences, les écraser ou traiter avec eux.

En revanche, les comités de quartier n’ont d’autre but que de défendre les intérêts d’une population locale en prenant les êtres et les choses à la racine, de telle sorte que ce qui est entrepris en faveur de quelques-uns est aussi recevable pour un grand nombre (tel est, une fois de plus, le principe du local inséparable du global). Les comités de quartier ne représentent pas une menace armée, ils ne sont pas un danger identifiable par le pouvoir. Ils forment un pays mal identifié, où l’on traite d’approvisionnement en nourriture, en eau, en énergie. Une solidarité s’y développe qui, sur des thèmes apparemment anodins, fait changer les mentalités, les ouvre à la conscience et à l’inventivité. Ainsi, l’égalité de l’homme et de la femme, le droit au bonheur, l’amélioration de la vie quotidienne et de l’environnement perdent leur caractère abstrait et modifient les comportements. Aborder prioritairement les questions posées par la vie quotidienne frappe peu à peu de désuétude les problèmes rabâchés traditionnellement par les idéologies, les religions et cette vieille politique, qui est la politique du vieux monde. On en revient ainsi au sens originel du mot politique : l’art de gérer la cité, d’améliorer le lieu social et psychologique où une population aspire à vivre selon ses désirs.

Nous avons tout à gagner de nous attaquer au système et non aux hommes qui en sont à la fois les responsables et les esclaves. Céder à la peste émotionnelle, à la vengeance, au défoulement, c’est participer au chaos et à la violence aveugle dont l’État et ses instances répressives ont besoin pour continuer d’exister. Je ne sous-estime pas le soulagement rageur auquel cède une foule qui incendie une banque ou pille un supermarché. Mais nous savons que la transgression est un hommage à l’interdit, elle offre un exutoire à l’oppression, elle ne la détruit pas, elle la restaure. L’oppression a besoin de révoltes aveugles.

En revanche, je ne vois pas de moyen plus efficace pour œuvrer à la destruction du système marchand que de propager la notion et les pratiques de la gratuité (çà et là s’esquisse timidement le sabotage des parcmètres de stationnement, au grand déplaisir des entreprises qui prétendent nous voler notre espace et notre temps).

Aurions-nous si peu d’imagination et de créativité que nous ne puissions éradiquer les contraintes liées au racket des lobbies étatiques et privés ? De quel recours disposeront-ils à l’encontre d’un mouvement collectif qui décréterait la gratuité des transports en commun, qui refuserait de payer taxes et impôts à l’État-escroc pour les investir, au bénéfice de tous, en dotant une région d’énergies renouvelables, en rétablissant la qualité des soins de santé, de l’enseignement, de l’alimentation, de l’environnement ? N’est-ce pas en restaurant une véritable politique de proximité que nous jetterons les bases d’une société autogérée ? Au lieu de ces grèves de trains, de bus, de métros qui entravent le déplacement des citoyens, pourquoi ne pas les faire rouler gratuitement ? N’y a-t-il pas là un quadruple avantage : nuire à la rentabilité des entreprises de transport, réduire les profits des lobbies pétroliers, briser le contrôle bureaucratique des syndicats et, surtout, susciter l’adhésion et le soutien massif des usagers ?

Nous sommes submergés de faux problèmes qui occultent les vrais. Les opinions, sans cesse manipulées, manipulent en fait ce qui devrait être du seul ressort des individus : les aléas des désirs quotidiens, ce qu’ils souhaitent vivre et comment ils ont les moyens de briser ce qui les enchaîne. Quel est le poids de tous les discours circonvenant une crise dont il faut sortir en n’en sortant pas, à côté du désespoir de devoir travailler, de s’ennuyer en consommant, de renoncer à ses passions, de posséder davantage en perdant toutes les joies de l’être au profit d’un avoir dont, au reste, la dégringolade est programmée ?

S’ajoutant aux impostures de l’émancipation (libéralisme, socialisme, communisme), le consumérisme et le clientélisme des régimes dits démocratiques ont laminé la conscience de classe qui avait arraché au capitalisme nombre d’acquis sociaux. Nous avons été traînés dans la boue et dans le sang par des idées abstraites. La Cause du peuple lui est tombée dessus et lui a brisé les reins.

Le retour à la base est la seule radicalité. Elle élimine les faux questionnements qui alimentent le chaos émotionnel au détriment de la prise de conscience. En l’occurrence, la « querelle du voile islamique » me paraît révélatrice de la fonction spectaculaire qui récupère et falsifie notre droit à une vie authentique. Cette polémique, où justifications et anathèmes, puritanisme et laxisme, oppression et liberté, interdit et transgression tournent en rond, dissimule une réalité vécue : les conditions faites à la femme. Le spectacle fait son panem et circenses d’interminables débats sur un colifichet : signe de servitude volontaire, provocation délibérée, manifestation folklorique, adhésion communautariste, option religieuse, réaction contre le mépris publicitaire de la femme, sous-entendu érotique des charmes dissimulés, alliance de la coquetterie et de la bienséance, expression d’une certaine sacralité, moyen commode de se prémunir contre le harcèlement sexuel de mâles s’autorisant de la tradition patriarcale pour se défouler avec le regard baveux de la frustration.

Or, le véritable combat n’est pas là, il est à la base, il est dans l’émancipation conjointe de l’homme et de la femme, il est dans le refus d’un apartheid, d’une exclusion, d’un comportement misogyne ou homophobe. Assez de faux débats, assez d’idéologies ! J’ai défendu, dans Rien n’est sacré, tout peut se dire, le principe : tolérance pour toutes les idées, intolérance pour tout acte barbare. Notre seul critère, c’est le progrès humain, c’est la générosité du comportement, c’est l’enrichissement de l’existence quotidienne. Le droit à la vie garantit notre légitimité.

Le pouvoir joue sur l’émotionnel. La peur irrationnelle qu’il propage est une source de violence aveugle dont il excelle à tirer parti. L’avantage de collectivités locales soucieuses de décider de leur destinée, en accordant la priorité à l’instauration d’une vie authentiquement humaine, c’est que leur pratique implique le dépassement de l’émotion brute et suscite l’éveil d’une conscience poétique.

De même que, sans accès à une alimentation de qualité, le boycott des produits frelatés, issus des mafias pétrochimiques et agricoles, reste inopérant, de même la volonté d’en finir avec le consumérisme, où l’avoir supplante l’être, obéira moins aux injonctions éthiques qu’à l’attrait d’une vie libre.

Si recourir aux armes de l’ennemi prélude à une défaite programmée, la démarche inverse débouche aussi sûrement sur un autre type d’évidence : plus se propagera le sentiment que la vie et la solidarité humaine sont les seuls ferments d’une existence digne de ce nom, plus le malaise et le trouble saperont la détermination et le fanatisme qui animent les mercenaires du parti de la corruption et de la mort.

Des témoignages font état des incertitudes qui rongent un nombre croissant de tueurs patentés, qu’il s’agisse des « gardiens de la révolution » iraniens, des malfrats recrutés par le Hamas, des soldats israéliens dont la barbarie a été mise en cause dans la bande de Gaza, des assassins du nord et du sud du Soudan, des pillards somaliens. Ce constat n’implique aucun argument tactique, il ne s’inscrit pas dans une perspective militaire où l’on insinuerait, un peu facilement, que l’ennemi creuse sa propre tombe. Il insiste seulement sur une probabilité : de même que se profile le krach financier qui va ruiner la monnaie, de même une dévaluation menace la détermination suicidaire sur laquelle les bureaucrates du crime, les mafias de la barbarie rentabilisée comptent pour enrôler leurs troupes (d’autant que les vieux prétextes religieux ou idéologiques perdent leur crédibilité et que les fanatiques en viennent à douter de la commandite d’un Dieu assassin).

C’est en ce sens que je mise sur la prolifération d’une réaction de vie capable de fertiliser les territoires désertifiés et stérilisés par l’économie d’exploitation et par sa bureaucratie mafieuse. Notre richesse créative possède le secret de ménager dans la vie sociale et individuelle des espaces et des temps enfin affranchis de l’oppression marchande. Seule la poésie échappe à l’œil acéré du pouvoir. Seule la passion de vivre fait reculer la mort.

Deux apostilles sur l’autodéfense

1. L’armée zapatiste de libération nationale (EZLN) comprend quelques milliers de combattants, cantonnés dans la Selva. Les femmes ont proposé et obtenu, dans les assemblées de démocratie directe, qu’elle n’intervienne pas de manière offensive mais se borne à exercer un rôle défensif. Néanmoins quand des villages zapatistes ont été menacés par des groupes paramilitaires, l’EZLN s’est tenue à l’écart. Les « conseils de bon gouvernement » ont constitué un bouclier humain formé par des centaines de partisans et de sympathisants, accourus de partout. Les journalistes et les caméramans de la télévision couvraient l’événement, se servant du spectacle en sorte que le monde entier fût informé de ce qui se passerait. Cela a suffi pour faire reculer les agresseurs.

2. Dans un conte de l’Inde, les villageois vont se plaindre auprès d’un sage de la cruauté d’un serpent géant qui les pique et les tue. Le sifflement qui annonce son approche suffit à semer la terreur dans le village. Le sage va trouver le serpent et réussit à le convaincre de laisser les villageois en paix. Cependant ceux-ci en viennent vite à se moquer du serpent devenu pacifique, ils raillent sa faiblesse et se plaisent à le provoquer. Lassé de leur mépris, le serpent se traîne chez le sage et lui confesse son désarroi. Quel comportement doit-il adopter ? Le sage réfléchit et dit : « Je t’ai demandé de ne pas piquer, je ne t’ai pas demandé de ne plus siffler. »

Adresse aux révolutionnaires grecs

Camarades, je n’ai jamais désespéré de la révolution autogestionnaire en tant que révolution de la vie quotidienne. Maintenant moins que jamais.

J’ai la conviction qu’outrepassant les barricades de la résistance et de l’autodéfense les forces vives du monde entier s’éveillent d’un long sommeil. Leur offensive, irrésistible et pacifique, balaiera tous les obstacles dressés contre l’immense désir de vivre que nourrissent ceux qui, innombrables, naissent et renaissent chaque jour. La violence d’un monde à créer va supplanter la violence d’un monde qui se détruit.

Nous n’avons été jusqu’à ce jour que des hybrides, mi-humains mi-bêtes sauvages. Nos sociétés ont été de vastes entrepôts où l’homme, réduit au statut d’une marchandise, également précieuse et vile, était corvéable et interchangeable. Nous allons inaugurer le temps où l’homme va assumer sa destinée de penseur et de créateur en devenant ce qu’il est et n’a jamais été : un être humain à part entière.

Je ne demande pas l’impossible. Je ne sollicite rien. Je n’ai nul souci d’espoir ni de désespérance. Je désire seulement voir concrétiser entre vos mains et celles des populations de la terre entière une internationale du genre humain, qui ensevelira dans le passé la civilisation marchande aujourd’hui moribonde et le parti de la mort qui illustre ses derniers soubresauts.

Raoul Vaneigem
17 juillet 2010.

L’État n’est plus rien, soyons tout
a été publié à Paris en novembre 2010
par les éditions Rue des Cascades.

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