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L’Autre Campagne : une provocation à l’imagination

mardi 25 octobre 2005, par SIPAZ

"Parce que la musique ne se compose pas d’une seule note mais de plusieurs,
parce que la danse n’est pas un seul pas répété jusqu’à l’ennui.
De la même façon, la paix ne sera pas, si ce n’est un concert de mots
et de beaucoup de regards dans une autre géographie..."

« Une autre géographie »,
EZLN, mars 2003.

Marches, consultations, conventions et rencontres ont marqué la stratégie politique de l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN) tout au long de cette décennie, avec un appel permanent à la participation de la société civile nationale et internationale. La Sixième Déclaration de la forêt Lacandone (« la Sixième Déclaration », publiée en juin 2005) s’inscrit dans cette lignée, affirmant plus que jamais que la guerre existant au Chiapas a les mêmes racines que les autres guerres dans d’autres régions du Mexique et du monde entier. De manière parallèle, elle revendique que la solution radicale aux demandes zapatistes et au conflit armé du Chiapas passe par la transformation du système économique néolibéral.

Si cette affirmation n’est pas nouvelle de la part des zapatistes, la Sixième Déclaration marque certaines différences par rapport aux initiatives antérieures. Elle reconnaît les obstacles que les zapatistes rencontrent pour construire un processus de changement, tant qu’ils ne s’unissent pas avec les autres mouvements du Mexique et du monde qui construisent également des alternatives au capitalisme néolibéral. Et afin de s’unir, les zapatistes considèrent qu’il est nécessaire de connaître ces personnes et collectifs qui proposent, depuis leur réalité, de nouveaux espaces d’organisation, de nouvelles relations et de nouvelles propositions.

« La Sixième Déclaration invite à l’union de ceux qui partagent cette définition, avec un défi : une autre façon de faire de la politique ; un objectif : construire un programme national de lutte de gauche et anticapitaliste ; et un destin : une nouvelle constitution, ce qui veut dire, un nouveau pacte pour une nouvelle société. La Sixième Déclaration propose un moyen : écouter et apprendre. Et une façon de réaliser cette écoute et cet apprentissage : à travers une ’Autre Campagne’. » (EZLN, 27 août 2005) [1]

La Sixième Déclaration apparaît comme un défi pour l’imagination, en proposant de créer « autre chose » qui permettrait d’unir tous les efforts réalisés depuis tant de réalités différentes, pour créer un autre monde dans lequel toutes les différences trouveraient leur place. L’Autre Campagne est le chemin proposé par l’EZLN pour mener à bien cette entreprise.

La forêt Lacandone, un laboratoire expérimental pour l’Autre Campagne

Au cours des mois d’août et septembre, l’EZLN a convoqué tous les adhérents de la Sixième Déclaration pour savoir ce qu’ils pensaient de cette proposition, pour se connaître mutuellement et pour débattre de ce que signifie être de gauche, ce que la gauche devrait faire, quelle structure créer, quelle attitude adopter face aux élections, quels concepts et quelles consignes développer, quand et où agir.

La méthode « écouter et apprendre » a été mise en pratique, exemple d’exercice politique duquel nombre d’entre nous aurions à apprendre, essentiellement en ce qui concerne le « parler moins et écouter davantage ». Continuant dans la logique du dialogue avec la société civile, l’EZLN s’est proposée de l’écouter à nouveau, non plus du haut d’une estrade, sinon au même niveau et sans limites de temps. Des centaines de personnes ont voyagé depuis différentes régions du Mexique pour passer deux ou trois jours dans la forêt Lacandone et qu’on les écoute. En 2006, l’EZLN parcourra tout le pays pour écouter ceux qui n’ont pas pu se rendre à la forêt Lacandone, pour connaître leur opinion et pour continuer à tisser le réseau.

La méthodologie, loin des planifications stratégiques, des tableaux ou des technologies modernes, va directement à l’essentiel : aux mots et à l’oreille attentive. Parce que si l’on récupère la sagesse maya, « le monde commence à naître quand ce mot et cet autre mot se rencontrent et ils ne se disputent pas mais simplement ils se rencontrent et ils passent un accord, parce qu’ils se respectent mutuellement et qu’ils se parlent et qu’ils s’écoutent. Alors il y a un accord, parce que le premier mot ne naît pas seul : il a une oreille, et avec cette oreille, en écoutant, ainsi commencent à grandir les premiers mots, parce qu’ils passent un accord, et les premiers mots qui se rencontrèrent passèrent un accord et ils pensèrent d’abord le monde et ensuite ils le firent. » (EZLN, 13 août 2005) [2]

L’Autre Campagne pendant la période électorale

La rupture claire et définitive de l’EZLN avec les partis politiques, et en particulier avec le Parti de la révolution démocratique (PRD), a conduit certaines personnes, auparavant alliées de l’EZLN, à prendre leurs distances vis-à-vis de l’Autre Campagne. L’EZLN savait depuis le départ qu’à travers cette proposition, elle risquerait de perdre une partie des alliances qu’elle avait construites, qu’une partie de la société civile nationale et internationale ne comprendrait pas ou ne partagerait pas cette nouvelle initiative. On peut relire en ce sens la lettre d’« adieu » envoyée à la Société civile peu après avoir lancé l’Alerte rouge, le 21 juin 2005. La Sixième Déclaration prétend marquer le début d’un nouveau cycle entre l’EZLN et la société civile, la porte ouverte à une relation plus réciproque et horizontale. Cette caractéristique a pu être observée lors des réunions préparatoires. On peut reconnaître l’autorité morale de l’EZLN dans sa capacité à convoquer de manière aussi ample et plurielle.

Malgré un respect manifeste pour le commandement zapatiste, les organisations présentes n’ont pas tu leurs critiques, telle l’absence de soutien de l’EZLN quand la répression se faisait plus dure, pour le Syndicat national révolutionnaire des travailleurs d’Euzkadi ou le Conseil indigène populaire d’Oaxaca Ricardo Flores Magón. Les organisations féministes de San Cristóbal de Las Casas ont exigé une explication face aux difficultés rencontrées à l’heure de travailler avec les femmes zapatistes. De nombreux participants ont clarifié qu’ils n’étaient pas disposés à recevoir des ordres ni à suivre un leader. L’EZLN a reconnu ses erreurs et maladresses au long du chemin, remerciant la sincérité des participants, et réaffirmant son engagement et sa loyauté à ceux qui décideraient de faire partie de cette campagne, où l’EZLN ne veut être ni le centre ni le chef d’orchestre.

L’ambiance des réunions préparatoires différait selon les organisations convoquées. Lors de la première réunion, qui convoquait les organisations politiques de gauche, l’EZLN a souligné la traditionnelle mauvaise relation entre le commandement zapatiste et ces dernières, et a reconnu sa maladresse. L’EZLN a félicité ces organisations pour leur travail sur le long terme. Le cœur des débats a tourné autour de la question du positionnement face à la candidature de López Obrador (candidat du PRD). Le Parti populaire socialiste du Mexique, le Parti révolutionnaire des travailleurs, le Parti ouvrier socialiste et le Parti communiste ont affirmé l’importance de travailler depuis le peuple. Un des partis a manifesté son accord sur le fait que la voie électorale n’était plus une option. La deuxième réunion préparatoire convoquait les organisations et mouvements sociaux. Elle a également compté avec une partie de la gauche « traditionnelle », et avec la participation des principaux syndicats du pays revendiquant l’autonomie syndicale.

La réunion avec les peuples indiens fut chargée d’émotion et de colère. Les organisations indigènes unirent à nouveau leurs histoires de résistance. L’EZLN a réaffirmé son identité indigène et son intention de défendre cette voix au sein de l’Autre Campagne. Les zapatistes ont demandé à être logés en territoires indigènes durant leur parcours à travers le pays. Les membres du Caracol autonome de Zirahuén, Michoacán, ont expliqué leur lutte pour défendre la nature contre le développement du tourisme ; le Centre des droits indigènes de Bachajón, Chiapas, a partagé son expérience de formation de « juges tzeltales » afin de résoudre les problèmes communautaires selon leurs propres formes traditionnelles. Des Indiens urbains ont présenté le « Collectif d’organisations indigènes de la Ville de Mexico pour la Sixième Déclaration » composé de 17 organisations regroupées suite à l’appel zapatiste.

Multipliant les différences, la réunion avec les organisations non gouvernementales, collectifs et groupes a montré la diversité des nouvelles formes de lutte contre le système néolibéral. Ce fut par excellence la réunion des jeunes ou, selon un article de presse, « des enfants du zapatisme ». Les participants n’ont pas passé leur temps à parler des élections ou du caractère stratégique de voter ou non pour López Obrador. Ils ont préféré parler de ce qu’ils faisaient au quotidien pour ne pas reproduire un système qu’ils rejettent. Radio Voladora, Radio Pacheco, Imagen MX et Indymedia-Chiapas, entre autres, ont démontré comment construire une autre façon d’informer, de manière critique et libre, en échappant au contrôle des moyens massifs de communication, et comment mettre les nouvelles technologies au service des mouvements politiques et sociaux. On a pu écouter des sones jarocho (musique traditionnelle de Veracruz), de la musique trova en tzeltal et des chants hip-hop, rendant visible le pari de ces jeunes de redimensionner leur propre culture sans crainte d’explorer de nouvelles tendances. De nombreux collectifs ont revendiqué la diversité des options sexuelles, rompant ainsi les tabous qui existent encore fortement dans la société mexicaine.

Lors de la réunion avec les individus (à titre personnel, familial, de quartier ou voisins), nombre de participants ont pu parler de leurs blessures dans la lutte. Des tranches de vie, des voyages, des quêtes personnelles et surtout des témoignages expliquant comment l’EZLN, sa pensée et ses actions, ont interpellé et généré une prise de conscience auprès de milliers de Mexicains. Une dernière réunion préparatoire était organisée pour les organisations, collectifs et individus qui n’avaient pas pu assister aux réunions précédentes.

L’Autre Campagne a permis de voir ceux qui avaient participé dans le passé aux côtés des zapatistes et n’étaient plus là, et ceux qui ne s’étaient jamais approché de l’EZLN et prenaient part aujourd’hui à l’Autre Campagne, y trouvant leur place sans pour autant perdre leur autonomie ou une partie de leur identité.

La session plénière : le plan de l’Autre Campagne

La première session plénière réalisée les 16 et 17 septembre dans le Caracol de La Garrucha a présenté l’épreuve de feu de l’Autre Campagne. Des organisations des plus diverses se sont retrouvées réunies. Les représentants avaient droit à un temps de parole de cinq minutes maximum. Parmi les thèmes traités : les caractéristiques de l’Autre Campagne, les personnes convoquées, la structure organisatrice, un espace pour les différences, la position de l’Autre Campagne face à d’autres regroupements à échelle nationale contre les politiques néolibérales, et en dernier lieu, les tâches immédiates pour les participants. Tous ces points sont restés ouverts pour permettre à l’ensemble des adhérents de la Sixième Déclaration, qui n’ont pas tous pu assister à cette première session, de participer. Cette Session plénière, en présence du commandement zapatiste, a eu avant tout une portée symbolique : la Sixième Déclaration et l’Autre Campagne ont été officiellement remises et de manière conjointe à tous les adhérents. L’EZLN a réitéré qu’elle offrait le respect et une relation d’égal à égal comme garantie au processus. Elle a demandé que l’Autre Campagne se réalise sans compte bancaire, avec seulement le soutien du peuple. La Sixième Déclaration et l’Autre Campagne, à partir de cet instant, n’ont plus été seulement une initiative de l’EZLN, sinon de toutes les organisations et personnes adhérentes, avec un même niveau de responsabilité.

Le commandement zapatiste a présenté son « plan » pour l’Autre Campagne. La Commission de la Sixième Déclaration de l’EZLN enverra le délégué zéro, le sous-commandant insurgé Marcos, pour visiter tous les États du pays de janvier à juin 2006. Cette première étape se terminera le samedi 24 juin avec une session plénière dans la ville de Mexico, afin de tirer un premier bilan. Cette première visite vise à réaliser des réunions de l’Autre Campagne dans chaque État, organiser la logistique de la délégation de la commission de l’EZLN responsable de la Sixième Déclaration, et tenir des réunions bilatérales. Après une suspension des activités pendant la période électorale, une deuxième visite aura lieu, de septembre 2006 à mars 2007. Une délégation nationale de l’EZLN parcourra tout le pays et des délégations par région ou par état feront un travail local de promotion de l’Autre Campagne. En avril 2007, ces délégations seront remplacées par d’autres, « et ainsi de suite, jusqu’à la fin, si fin il y a » (EZLN, 16 septembre 2005) [3].

L’annonce de la sortie du sous-commandant Marcos au cours de cette première étape a généré de l’enthousiasme pour certains, du scepticisme et de la confusion pour d’autres. En effet, certains craignent que l’attraction médiatique du « Sup » puisse dénaturer l’essence du projet. Le discours du lieutenant-colonel Moisés lors de la session plénière révèle le symbolisme stratégique de cette décision pour les zapatistes. Comme ils l’ont annoncé pendant l’Alerte rouge, le commandement zapatiste et sa structure se maintiennent en position défensive, suite à la rénovation de ses cadres. Marcos sortira désarmé, ce qui signifie que l’EZLN est prête à jouer le tout pour le tout. Le commandement zapatiste a d’ailleurs annoncé qu’une relève était prévue pour que le projet continue quoi qu’il arrive. De la même manière, l’EZLN demande à ceux qui vont prendre part à l’Autre Campagne de se préparer au climat de répression et à l’offensive médiatique qui pourront être exercés contre eux au cours des prochains mois.

Mort·e·s, prisonniers/ières politiques et disparu·e·s dans l’Autre Campagne

Les communautés indigènes zapatistes où les réunions préparatoires ont été réalisées ont leur propre histoire de lutte. Chaque réunion a commencé avec un rappel de l’histoire de la communauté. Il n’y a pas si longtemps, ces terres étaient des exploitations agricoles appartenant à de grands propriétaires terriens. Les indigènes y étaient traités comme des animaux, ils ne pouvaient pas parcourir librement ces terres qu’ils travaillaient pour un salaire de misère. Ces terres furent « récupérées » après le soulèvement zapatiste.

Dans cet exercice de mémoire, les morts zapatistes furent aussi « présents », tels que Francisco Gómez (Monsieur Ik) dans la communauté de Juan Diego, ou le sous-commandant insurgé Pedro à La Garrucha. L’EZLN fit aussi référence aux morts d’autres luttes proches. Parce que, comme elle l’a expliqué, pour s’unir dans lutte, il ne faut pas seulement le faire dans l’espoir et la rébellion, mais également dans la douleur. L’étudiant Noel Pavel fut mentionné, au même titre que l’avocate pour la défense des droits humains Digna Ochoa, les femmes assassinées de Ciudad Juárez, les victimes de la stratégie paramilitaire dans la zone Nord du Chiapas, et les morts et disparus de la « guerre sale » des années 1970. On a aussi salué Felipe Arreaga Sánchez, paysan écologiste prisonnier politique au Guerrero à cette date, libéré le 15 septembre dernier.

Pour l’EZLN, cet exercice de mémoire historique est une façon de maintenir vivants tous ceux qui meurent, disparaissent ou sont fait prisonniers pour défendre la liberté et la justice pour tous. En ce sens, une des premières actions de l’Autre Campagne sera de réaliser une série d’activités politiques et culturelles du 28 octobre au 2 novembre pour rendre hommage aux morts, disparus et prisonniers des différentes luttes qui font désormais partie de l’Autre Campagne. San Cristóbal de Las Casas (Chiapas) sera le centre de cette commémoration.

À quel endroit de la géographie te trouves-tu ?

La Sixième Déclaration se compose de six parties : « 1. Ce que nous sommes ; 2. Où nous en sommes aujourd’hui ; 3. Comment nous voyons le monde ; 4. Comment nous voyons notre pays, le Mexique ; 5. Ce que nous voulons faire ; 6. Comment nous allons le faire ». Elle invite chacune et chacun à se poser les mêmes questions face à sa propre réalité socio-politique.

Il reste beaucoup à faire pour construire à échelle nationale. À l’échelle internationale, la Sixième Déclaration nous interpelle également, nous obligeant à nous demander où nous nous trouvons et ce que nous voulons construire : « Ceux qui sont au Nord n’habitent pas un nord géographique mais dans un Nord social, ce sont ceux d’en haut. Ceux qui vivent au Sud sont ceux d’en bas. La géographie s’est simplifiée, il y a un ’en haut’ et un ’en bas’. Le ’en haut’ est étroit, peu de gens y trouvent leur place. Le ’en bas’ est tellement ample qu’il couvre toute la planète et qu’il offre un espace pour toute l’humanité » (EZLN. « Une autre géographie »). La Sixième Déclaration est une grande opportunité pour unir les résistances, non seulement au Mexique mais aussi dans le monde entier. Et avant tout, récupérant les mots du professeur González Casanova, la Sixième Déclaration représente peut-être « la dernière opportunité pour l’humanité ». Ce défi est vaste, non seulement pour la société civile mexicaine.

Source : Bulletin du SIPAZ,
vol. X, n° 3, octobre 2005
sipaz.org

Notes

[1Cf. Les paroles d’ouverture de l’EZLN pour la réunion avec les ONG, collectifs et groupes.

[2Cf. Les paroles d’ouvertures de la réunion avec les organisations indigènes.

[3cf. Les discours de Marcos et des commandants.

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