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Primer Coloquio Internacional In Memoriam André Aubry

Hommage à André Aubry

vendredi 21 décembre 2007, par Raoul Vaneigem

Texte envoyé au Premier Colloque international In Memoriam André Aubry,
qui s’est tenu à San Cristobal de Las Casas, Chiapas,
du 13 au 17 décembre 2007.

Ceux qui luttent pour l’émancipation de l’homme et la fin de l’oppression marchande n’ont pas besoin de se connaître pour se reconnaître. Ma brève rencontre avec André Aubry a suffi pour me confirmer que partout dans le monde s’élèvent des voix capables de rompre le formidable silence qui condamne chacun à l’isolement et à la peur dans le seul but de lui obscurcir la conscience et de l’envoyer grossir le troupeau des résignés.

André Aubry a été l’un de ces amis qui m’ont aidé à mieux connaître le mouvement zapatiste et qui m’ont incité à poser la question : « Quelles leçons pouvons-nous tirer de l’expérience zapatiste en Europe ? » Pourquoi l’Europe ? Parce que, se targuant d’être le berceau de la démocratie, elle en est devenue le cercueil ; elle l’étouffe sous le couvercle de la corruption. Parce que les libertés commerciales foulent aux pieds les libertés de l’être humain. Parce que dans des pays où il n’y a ni paramilitaires, ni escadrons de la mort, ni assassinats politiques, les exploités se résignent, ils s’aplatissent, ils rampent comme s’ils étaient encore sous la botte de ces redoutables tyrannies qu’hier ils n’hésitaient pas à combattre courageusement. Disons-le : jamais, en Europe, la menace militaire et policière n’a été aussi dérisoire et jamais n’a régné à ce point parmi les masses une servitude volontaire qui la rend presque inutile, car la plupart courbent l’échine sans qu’il soit besoin ni de bâton ni de carotte. Parce que enfin le culte de la rentabilité, de la marchandise, de l’argent à tout prix brise l’élan d’une solidarité, d’une rébellion, d’une générosité, d’un instinct de vie et d’un sens humain dont la Commune de Paris, les collectivités anarchistes de la révolution espagnole et le mouvement des occupations de Mai 1968 ont inscrit la marque indélébile dans notre histoire.

Les bons esprits ne manquent jamais de nous rappeler que les armées de la bourgeoisie ont écrasé la Commune, que le parti stalinien a détruit les collectivités espagnoles, que la montagne de Mai 68 a accouché d’une génération de rats bureaucratiques et affairistes très prisés par l’État et les multinationales. Le prétendu devoir de mémoire, qui nous enseigne les horreurs du passé, les guerres, les massacres, la sainte Inquisition, les pogromes, les camps d’extermination et les goulags, perpétue le vieux dogme d’une impuissance congénitale de l’homme à vaincre le mal, à s’affranchir de l’oppression séculaire. On veut nous faire croire que l’homme est un esclave, incapable de créer sa propre destinée ; qu’il est condamné à n’être qu’un rouage dans la machine économique qui écrase le vivant pour en faire jaillir du sang et de l’argent. Alors que les idéologies des partis et des groupuscules se sont vidées de leur substance et ont laissé place à un clientélisme politique calqué sur les campagnes promotionnelles des supermarchés, on nous ressert leurs cadavres comme une nouveauté. Ce qui a démontré sa nuisance par le passé revient comme un remugle d’égout : le libéralisme, cette imposture qui identifie la liberté individuelle à la prédation ; le nationalisme, fauteur de guerres ; le fanatisme religieux ; les détritus du bolchevisme ; les nostalgiques du fascisme. Après quoi, on décrète que l’homme n’apprend rien et recommence les mêmes erreurs. Mais c’est seulement de l’histoire de leur inhumanité que les hommes ne tirent guère de leçons. S’ils réitèrent, dans une parodie à la fois ridicule et sanglante, les pires aberrations du passé, c’est que tout est mis en ?uvre pour leur faire oublier ce que, de siècle en siècle, ils ont osé entreprendre pour tenter de vivre mieux.

J’appelle défaite l’étouffement des libertés individuelles par l’individualisme libéral, par le mensonge du nationalisme identitaire, par l’imposture du prétendu communisme, par le socialisme et la démocratie corrompue, par la dictature des libertés économiques. Je n’appelle pas défaite la Commune de Paris écrasées par les versaillais ; les conseils ouvriers et paysans liquidés par Lénine et Trotski ; les collectivités libertaires espagnoles détruites par les staliniens. Car ce que la liberté de vivre a construit et que les armes de la mort ont apparemment vaincu renaît sans cesse. C’est de son inachèvement que nous devons tirer les leçons car il nous appartient d’aller plus avant.

Ma façon de rendre hommage à André Aubry, de saluer le combat d’Oaxaca, d’affirmer ma solidarité avec la lutte des zapatistes, c’est de contribuer à une prise de conscience universelle, c’est de rappeler qu’il existe en chacun une vraie vie, une vie qui veut s’épanouir, une vie pleine de créativité, capable de briser la formidable machine économique qui nous brise mais est aussi en train de se briser elle-même.

Il n’y a pas de plus grand plaisir et, partant, d’efficacité mieux assurée que d’améliorer notre vie quotidienne, en sachant que partout dans le monde des millions d’êtres sont guidés par la même passion, même si les puissances de l’argent mort emprisonnent les opprimés dans le désespoir et la résignation. Agir sur notre environnement en sorte qu’il favorise notre existence quotidienne, c’est œuvrer en faveur de l’humanité car nous savons que le bonheur d’un seul n’est rien s’il ne vise au bonheur de tous.

J’ai la conviction que la violence du vivant balaiera la violence de l’oppression marchande. Je n’ai pas la prétention du ¡Venceremos !, je souhaite seulement que s’affirme de plus en plus en chaque femme et en chaque homme ce Queremos vivir qui est le cri spontané de l’enfance. C’est de cette enfance-là que naîtra l’enfance du monde auquel nous aspirons.

Décembre 2007,
Raoul Vaneigem

Ce texte a été traduit en espagnol par Raúl Ornelas Bernal
et publié dans La Jornada le 2 janvier 2008.

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