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Bulletin de critique bibliographique À contretemps

Éloge des affinités électives

mardi 28 mai 2013, par Arlette Grumo

Christian Ferrer
Têtes d’orage. Essais sur l’ingouvernable
Traduit de l’espagnol (Argentine) par Pierre-Jean Cournet
Rue des Cascades, Paris, 2011, 192 pages

Au-delà des défaites — nombreuses — qui sillonnent sa tumultueuse histoire et de l’incompréhension — éternellement cultivée par les pouvoirs — qu’il suscite auprès du commun des mortels, l’anarchisme peut être aussi, paradoxalement, une condition du bonheur d’exister. C’est, en tout cas, ce qui ressort de la lecture — délectable — de ces cinq « essais sur l’ingouvernable » composés de main de maître par Christian Ferrer, argentin, philosophe et libertaire.

Anarchiste, l’auteur l’est, nous dit-il, d’« aussi loin » que date son intérêt pour la pensée politique, c’est-à-dire, vu son âge, de la fin des années 1970, cette période si peu favorable — notamment en Argentine — à la réactivation du vieux rêve émancipateur. Il faut croire que, malgré les évidents désavantages qu’il y avait à vivre cette triste époque, la pesante linéarité de ce temps des dictatures laissait au moins à la conscience dissidente la possibilité d’en trouer le continuum en s’arrimant à d’anciennes éruptions subversives. C’est ainsi que l’anarchie l’a alors aimanté comme un « pôle magnétique » et les anarchistes comme une espèce étrange refusant obstinément de disparaître et défiant, du fait même de leur irréductible constance, les lois les mieux établies de la raison d’État.

Pour Ferrer, l’image qui colle le mieux à l’anarchisme, c’est celle « de la rivière souterraine, du débordement, de la trombe marine, de la vague qui emporte tout, de la tête d’orage ». Une promesse, en somme, celle qui naît de l’attente des pluies bienfaisantes par temps de grande sécheresse. En d’autres lieux, il parla des anarchistes comme des « oiseaux des orages » [1], dont le vol précède la levée en masse et anticipe l’émeute sociale. La vision que Ferrer se fait de l’anarchisme (et des anarchistes) est d’abord culturelle — un culturel qui recouperait la totalité de son histoire —, mais elle est aussi affective et pour tout dire amoureuse. Un amour non pas aveugle à ses défauts, entendons-nous bien, Ferrer est trop iconoclaste pour cela, mais réceptif aux potentialités, parfois contradictoires, qu’offre l’anarchie à qui veut cultiver, sans sombrer dans le narcissisme ou le nihilisme, son « moi rebelle ».

Cette prédisposition amoureuse, on la ressent fortement à la lecture du premier essai de ce volume — « Électrons libres. Vies réfractaires » —, qui creuse profond le sillon de cette histoire pour en extraire pratiques, comportements, expériences et rituels fondant, dans leur intime combinaison, une « réponse subjective radicale » à l’exploitation et à la domination. En creux de cette enquête, littérairement remarquable, sur la coutume anarchiste à travers les âges et les lieux, Ferrer insiste sur le goût affiché de ces très minoritaires « créatures de l’extrême » pour l’affinité élective. Comme condition première de résistance à la « fausse vie ».

Et puis il y a ce penchant libertaire pour l’aventure, celle qui poussa l’anarchiste errant Errico Malatesta à se faire, un temps, chercheur d’or, non pour s’enrichir, on s’en douterait, mais pour trouver, dans l’extrême sud de la Patagonie, de quoi financer une révolution mondiale « historiquement inévitable ». Cet épisode malatestien, Ferrer le relate dans le deuxième essai de ce volume — « Gastronomie et anarchisme. Restes de voyages en Patagonie » —, savoureux en diable, où il est aussi question d’un général appelé à devenir président, d’un souverain d’opérette natif de France et de colons gaéliques, tous ayant arpenté ce territoire inconnu en y laissant des traces gastronomiques, réelles ou supposées. Un vrai régal.

Brillant, le troisième essai — « Le mystère et la hiérarchie. L’inassimilable de l’anarchisme » — s’interroge sur le pourquoi de son apparition et de son « insistance » comme « substance morale flottante attirant par intermittence les énergies réfractaires de la population ». Si cette « pensée du dehors » n’a pas été absorbée et digérée par la social-démocratie et le communisme d’État, c’est que, nous dit Ferrer, d’avoir percé le « secret du pouvoir hiérarchique », elle était proprement « inassimilable » par ses infinis prétendants. Le reste-elle encore, en ces temps où « le libertaire devient une revendication éventuellement adjointe aux offres du marchés », c’est moins sûr, et ce d’autant que les actuelles dissidences, parce qu’elles sont le produit de cette basse époque, n’ont du passé des luttes sociales qu’une idée vague, aussi vague que leurs aspirations.

Ce « savoir tragique » — et tragiquement manquant aux nouvelles générations —, Ferrer est convaincu qu’il faut le transmettre à qui voudra s’en saisir pour alimenter les combats d’aujourd’hui. De ce point de vue, son quatrième essai — « Les casseurs de machines. Hommage aux luddites » — est très révélateur de sa manière de traiter, en philosophe, de l’histoire des vaincus. Pleines d’une grande tendresse pour ces révoltés qui embrasèrent, en 1811, les comtés de Derby, du Lancashire et de York au nom de l’idée somme toute simple — et extraordinairement actuelle — que la main invisible du marché ne saurait décider de leur vie ou de leur mort, ces pages rendent un vibrant hommage à ces « briseurs de machines », si décriés par l’histoire progressiste, en insistant sur l’extraordinaire imagination que développa ce mouvement social, mais aussi sur les moyens extrêmes que la Couronne engagea pour le réprimer. Quant aux corrélations entre cette très ancienne insurrection et les actuelles résistances anti-industrielles, elles apparaissent évidentes. « Les ludds, écrit Ferrer, savaient bien qu’ils ne s’affrontaient pas uniquement à des fabricants de tissu rapaces mais à la violence technique née de l’usine. Futur antérieur : ils anticipèrent la modernité. »

Cinquième et dernier essai de ce livre, « Une pièce de monnaie valaque. La résistance des partisans » nous offre une promenade au parc Rivadavia de Buenos Aires, sorte de « marché persan » où, chaque fin de semaine, amateurs de raretés bibliographiques, mélomanes et numismates cultivent, au milieu de simples promeneurs, leur folle quête du temps retrouvé. Pour l’auteur, la découverte d’une pièce de bronze frappée entre 1770 et 1772 en Valachie, domaine de Vlad Tepes, alias « Dracula », entraîne une fulgurante réflexion sur « la marche circulaire des maîtres du ballet de Chronos, l’impassible croupier », mais aussi, au vu des piles de billets démonétisés datant de la Seconde Guerre mondiale encombrant les stands des marchands de Rivadavia, sur une admirable variation sur ce temps de l’expansion nazie, de la collaboration et de la résistance. « Pour la plupart des gens, écrit Ferrer, il faut regarder vers le futur, le passé est un pont aberrant que nous avons déjà traversé et qui s’est effondré à notre passage. » Et de s’interroger sur le comment « saisir la dialectique entre continuité et rupture ». Pour lui, l’affaire est entendue : il faut, de toute urgence et avec force, attiser les braises du passé pour que cesse de s’estomper « la tension entre la résistance et le radicalisme politique, d’une part, et la collaboration et l’indifférence générale, de l’autre ». Il y va de notre ingouvernable survie.

Ces cinq essais, on l’aura compris, méritent le détour. Parce qu’ils fourmillent de réflexions pertinentes sur la rêverie anarchiste, parce qu’ils ouvrent de nombreuses pistes sur son possible devenir, parce qu’ils nous disent que « la fermeté éthique et l’irréductibilité politique » sont les conditions mêmes de l’« ingouvernabilité », mais aussi parce qu’ils sont écrits avec passion et talent, ce qui, convenons-en, est assez rare pour être souligné.

Arlette Grumo
À contretemps, n° 41, septembre 2011.

Notes

[1À Barcelone, lors de la rencontre internationale anarchiste de 1993 : « L’hérésie moderne », intervention de Christian Ferrer.

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