la voie du jaguar

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Diego était ainsi

mardi 20 août 2013, par Paco Ríos

Diego n’aimait pas l’eau.

Pour disperser ses cendres sur la plage de Montgat, ce coin de la Méditerranée où il vécut si intensément, où il rêva avec ses compañeros des Jeunesses libertaires, il fallait en saisir une poignée et l’immerger. Ainsi et ainsi seulement, en s’emparant fortement des cendres et en se mouillant avec elles, l’essence corporelle de Diego se mêlait aux eaux de la mer. Celui des amis qui essayait de les lancer dans l’air avait à vaincre un vent contraire et, enveloppant l’audacieux, Diego retournait à terre.

Diego était ainsi, il fallait se mouiller avec lui.
Diego était ainsi. Il enveloppait de sa personnalité.

Je l’ai connu une nuit de 1977. Le Collectif libertaire Cinéma tenait une réunion de travail. Après avoir visionné les images tournées au cours de la manifestation du 1er mai, nous débattions sur comment les monter et les éditer.

C’est alors, dans ce petit appartement de la rue Consejo de Ciento, à Barcelone, qu’Abel Paz fit irruption, là et dans nos vies. Et il le fit à sa façon habituelle, en occupant immédiatement toute la scène, en monopolisant toute l’attention.

Quelques-uns d’entre nous étions des étudiants à celle qui était alors la seule école de cinéma d’Espagne. Et aussi, parmi nous, certains étaient en voie de professionnalisation.
C’est là que nous découvrîmes Abel Paz, que nous connaissions en tant que militant, historien et biographe de Durruti. Voilà qu’il était aussi expert en cinéma et que, sans nous laisser le temps de réagir, il commençait à nous donner des « leçons de cinéma », tout en proposant un financement par l’intermédiaire de ses amis parisiens.
Son intervention nous laissa sans voix.
Ce personnage entrait dans nos vies en donneur de leçons !
Nous avions grandi dans un franquisme odieux, dont nous voulions nous débarrasser, et tout d’abord en ne suivant les conseils de personne.

Abel Paz ne trouva pas sa place dans le Collectif.

Au cours des premiers mois qui suivirent son retour à Barcelone, Diego vécut chez des amis communs et nous nous voyions fréquemment. Temps de fumée et de vin, de désirs de vivre et de tout changer, d’euphorie et de désillusions. Nous le partageâmes en partie, et aussi le désenchantement.
Plus tard, pendant un certain temps, je m’éloignai, sans pour autant aller très loin.

En 1996, la chaîne Arte et la TVE diffusèrent le documentaire Vivir la utopía (Vivre l’utopie), auquel j’avais participé en tant qu’assistant du metteur en scène, coscénariste et caméraman.
Ceux qui à cette époque-là me connaissaient s’étonnèrent de ne voir apparaître le nom d’Abel Paz que dans la liste des remerciements du générique. Je l’affirmai alors et je le répète aujourd’hui : le rôle de Diego est essentiel dans ce documentaire. Sans les heures de débat, les connaissances, les découvertes et les discussions partagées avec lui, Vivir la utopía n’aurait pas été le documentaire qu’il est devenu. En France, près de Tarascon-sur-Ariège, chez le compañero Jiménez, les échanges avec Diego au cours du tournage des entretiens rendirent impossible le déroulement normal d’une production télévisuelle et entraînèrent la fin de sa participation au documentaire. Je fus contraint de prendre cette décision, et cela me peina profondément, nous peina je crois.

Diego était ainsi. Générosité et intolérance.

Diego en 1999, bodega Cal Pep
calle Verdi, Gràcia, Barcelone.

En 1997, il me demanda de lui procurer une copie vidéo du discours que García Oliver prononça sur la tombe de Durruti, en 1938. Nous avions obtenu de la Cinémathèque espagnole, à l’occasion de la production de Vivir la utopía, les images de l’intégralité de ce discours. Il voulait les utiliser en guise de présentation des nombreuses conférences qu’il donnait alors. C’est de là que surgit le documentaire Durruti en la revolución española. L’écriture du scénario, signé conjointement, nous rapprocha autant qu’elle nous opposa. C’était inévitable. Notre amitié se modifia quelque peu, plus forte mais aussi plus difficile.

Ses amis qui fréquentions certains soirs l’appartement de la rue Verdi, partagions avec lui la nourriture et le vin. Ces rencontres, où les discussions naissaient aussitôt, autour de thèmes liés à la CNT, à la situation sociale du moment ou aux dernières publications sur la guerre civile, mais aussi parfois à l’« embourgeoisement » de nos vies, se prolongeaient jusqu’à l’aube. Après le départ, notre temps était compté pour passer chez nous, prendre une douche et partir au travail.

Diego était ainsi. Lucide et provocateur.

Diego en avril 1952 à Jaén, juste sorti de prison.

Je me souviens avec nostalgie de ces dîners et aussi de certains voyages en France, à Toulouse à l’occasion des commémorations du 19 juillet, organisées par l’exil, à Montpellier pour accompagner le départ de ses archives vers le Centre de documentation Durruti-Ascaso, à Paris où il nous amenait sur les lieux liés à sa vie intellectuelle et bohème.
Je me souviens des promenades dans le Clot, son quartier et le mien, à la recherche de ce qu’il restait des athénées, des écoles rationalistes et des Jeunesses libertaires, et de nos voyages à travers l’Espagne, pour présenter Vivir la utopía ou bien pour rendre visite à de vieux compañeros.
Je me souviens de l’accueil que nous réserva à Calig (Castellón) Ximo Querol, milicien de la Colonne de fer, ou, à Madrid, la rencontre inattendue avec le poète Jesús Lizano, les visites à la Fondation Anselmo Lorenzo, de notre voyage à La Vajol, village proche de la frontière française, que traversa le gouvernement de la République qui partait en exil et, dans cette même localité, de notre visite de la mine de Negrin. Diego était accompagné d’une très jeune fille, qu’il appelait « fillette ». Je n’ai jamais su son nom ni qui elle était. Chez lui, c’était habituel, tu l’invitais à voyager ou à manger, et il arrivait toujours avec quelqu’un que tu finirais par connaître ou non, ça dépendait de Diego.

Diego était ainsi. Nostalgique et imprévisible.

Sur le tournage du documentaire Diego,
bodega Cal Pep, 1999.

Ces notes rapides écrites pendant la nuit sont quelques-uns des moments de ma relation avec Diego. Je ne voulais pas écrire dans la précipitation, mais à la fin mon ami a gagné.

Autant que je me souvienne, Diego était ainsi, mais il était aussi beaucoup plus.

Paco Ríos
Argelaguer, 7 août 2013.

Traduit de l’espagnol par Silfax.
Source : “la voie du jaguar”,
août 2013.

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