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Deux jours à Kobané
avec les combattantes et combattants kurdes

jeudi 21 mai 2015

Kobané. Contre toute attente, nous avons réussi à passer depuis la Turquie et à rejoindre ce petit endroit du monde où se sont concentrés et où se concentrent encore bien des enjeux, où se déroulent encore bien des guerres. Des guerres politiques : où en sera, pour les détenteurs du pouvoir, ce foutu jeu des alliances dans un mois, dans six mois, dans un an ? Des guerres économiques : qui contrôlera le business et le pétrole au Moyen-Orient ? Des guerres idéologiques : quel projet social ? Le fascisme ? La théocratie ? La démocratie capitaliste à la sauce occidentale ? Ou bien le communisme à tendance libertaire ? Autant de guerres, toujours sanglantes, traumatisantes et destructrices.

Kobané, donc. Où pendant deux jours nous seront accueillis par une des coordinatrices des femmes combattantes kurdes, les YPJ (Yekîneyên Parastina Jinê, Unités féminines de protection du peuple), et ses camarades. Deux jours pendant lesquels elles nous feront faire, en quelque sorte une mini-visite guidée et commentée de ce petit bout de territoire (de près de deux mille kilomètres carrés) libre des États et où tout reste à reconstruire et à imaginer.

Voici quelques notes à partir de ce que nous avons pu voir, entendre et discuter.

Kobané, entre ruines et reconstruction

Depuis la libération de Kobané, le 26 janvier de cette année, on a tous pu voir des photos de la ville détruite sur les réseaux sociaux. Un simple aperçu de la réalité. Sur place, le décor nous donne plutôt l’impression d’avoir atterri sur une planète hostile. Nous avons sillonné les ruelles, entre ruines et poussières. Des familles sont de retour dans les rares espaces d’habitations qui ont résisté aux attaques. Sur les routes, des tanks, des restes d’obus, des poteaux électriques barrent le chemin, du coup on est obligé de contourner les obstacles ou de changer de direction. On y distinguerait presque les silhouettes fantomatiques de combattant•e•s en train de se battre ou déjà tombé•e•s au champ de bataille. Simple imagination qui te joue des tours. Certaines personnes, de retour chez elles, déploient leurs énergies pour nettoyer, repeindre et reboucher les innombrables impacts de balles et de mortier qui ont percé les murs. On se dit que ces petits travaux restent dérisoires face à l’ampleur des dégâts. On nous emmène ensuite sur la colline où s’est déroulée l’une des batailles contre Daech, la plus sanglante : nous y voyons la ville de Kobané en panoramique, une vue d’ensemble qui laisse sans voix.

Pour rendre compte de la violence subie durant ces sept derniers mois de combats, en mémoire des Şehit — les combattant•e•s mort•e•s pour la cause —, les YPG/YPJ, ont pour projet de faire des quartiers les plus détruits un « musée » : « Nous voulons que le monde entier voie et ressente la violence qui s’est abattue sur la ville, sur ses habitants et sur nos camarades. Nous voulons que chaque coin de rue reste en l’état pour qu’on s’en souvienne. Et la mémoire de nos combattant•e•s doit rester graver sur chaque parcelle où ils se sont battu•e•s. C’est grâce à elles et eux si aujourd’hui Kobané est libre. Nous ne voulons pas seulement leur rendre hommage, mais faire de la ville leur “musée”. » Il est également prévu de construire une nouvelle ville écologique juste à côté de Kobané.

En attendant, il reste des craintes d’épidémies. Dès les premières chaleurs, chacun a pu sentir les odeurs des corps en décomposition dans les décombres. Un grand nombre de cadavres ont été ramassés, enterrés, en prenant soin d’y ajouter du chlore pour prévenir les maladies. Des médecins volontaires sont venus sur place et ils guettent l’apparition du moindre nouveau symptôme. Sauf que la difficulté de ne pas trouver les remèdes subsiste. Un hôpital est bricolé au sous-sol d’un bâtiment. Pas d’électricité la journée, on éclaire avec la lumière du téléphone, le temps d’attendre la nuit pour faire fonctionner les groupes électrogènes. Une chambre pour les femmes malades et une autre pour les hommes. Des proches et des familles sont dans le couloir à discuter, à rigoler en se montrant des vidéos. Nous rendons visite, avec les combattantes qui nous accompagnent, à leurs ami•e•s blessé•e•s pour leur donner un peu la pêche. Deux camarades gémissent sur des lits rafistolés : ils ont échappé de justesse à un piège explosif posé par Daech, deux heures seulement avant notre arrivée. Nos hôtes combattantes les taquinent : « Vous êtes des chats. Vous avez neuf vies les gars. Même si on voulait vous tuer, on n’y arriverait pas. » Rires des uns et des autres. La guerre ne leur enlève pas leur joie de vivre.

À Kobané, il n’y a pas d’électricité et pas d’eau. Pour le moment, l’eau des puits couvre les besoins des habitants présents. À laquelle s’ajoutent les bouteilles d’eau qui arrivent par la « Porte » depuis la Turquie. Pour l’électricité, les habitants se contentent de quelques groupes électrogènes. Ce n’est pas une solution durable. Tous attendent avec impatience le congrès international qui se tiendra à Diyarbakır les 2 et 3 mai. Cela va permettre de concrétiser les aides et les participations à la reconstruction de la ville.

Direction la campagne avoisinante. Le printemps donne de belles couleurs jaune et verte au paysage. Le colza en fleur s’est déployé sur toute la plaine et les collines au sud de la ville. Un instant, on oublie même que non loin, les bombes grondent encore. Nos guides nous disent : « Vous voyez, c’est joli ici. Mais dans ce colza, il y a pleins de pièges. Daech y a mis des tas de mines. » Un certain nombre d’habitants ont perdu la vie ces deux derniers mois, en tombant par inadvertance sur ces explosifs laissés dans une couverture, sous un tapis, dans les champs ou sur les routes… Quelques camarades s’improvisent « démineurs » et se risquent à désamorcer ces engins. Cinq d’entre eux sont morts dernièrement par l’explosion des mines. Les États-Unis ont proposé d’aider en envoyant des spécialistes pour désamorcer le tout, les camarades attendent toujours. Cet été, les habitants du canton ont pour projet de brûler tous les champs et de faire ainsi exploser les mines.

Un peu plus tard, nous allons sur la ligne de front. Avec les jumelles que l’on nous propose, on aperçoit les villages encore sous le contrôle de Daech et d’autres fraîchement repris par les YPG/YPJ.

La guérilla. La guerre

« Nous n’avons pas envie de nous battre. Nous n’aimons pas ça. Mais malheureusement nous y sommes contraint•e•s. Nous devons nous défendre. » C’est à peu de chose près l’état d’esprit dans lequel se trouvent les personnes que nous avons croisées à Kobané. Et s’ils n’ont pas envie de faire la guerre, les combattant•e•s des YPG (les unités composées d’hommes) et des YPJ, « ne reculent pourtant jamais, disent-ils, et c’est même parfois notre point faible. » « Nous faisons corps, ensemble, pour défendre nos terres et nos idéaux. Nous aimons les êtres humains, la nature et la beauté du monde. Nous voulons la liberté et l’égalité, continuent-ils. Deux mille camarades ont été tués depuis le début des combats contre Daech, c’est très dur, mais nous continuerons à nous battre, tant qu’il le faudra. » Beaucoup ont également été blessés, souvent déjà plusieurs fois, par les balles ou les mines de l’État islamique. Et malgré ce très lourd tribut, un nombre important de Kurdes — jeunes ou moins jeunes — ne cessent de rejoindre les rangs des guerilla. Sans compter, toutes celles et ceux qui, au plus dur de la bataille, ont engagés leur vie, les armes à la main, contre les islamistes : un exemple est souvent repris, c’est celui de cette teyze, une tata d’une cinquantaine d’années qui a choisi de laisser ses sept enfants se débrouiller seuls pour qu’elle puisse partir au front.

Mais pour celles et ceux qui choisissent le parcours plus classique, cela commence par une formation de trois mois à Qandil — région montagneuse, bastion du PKK, à cheval entre la Turquie et l’Irak. Et d’après ce que l’on nous dit, plus que l’aspect technique de l’apprentissage du maniement des armes et des tactiques de la guérilla, cette « formation » est avant tout « idéologique », c’est-à-dire politique et philosophique. À cette occasion, les camarades des YPG nous expliquent, que les PKK’lı apprennent, par exemple, « à se débarrasser de leur ego » pour mettre leur individualité au service du collectif. C’est particulièrement à ce moment-là que la camaraderie s’étoffe et se renforce. Et après cette formation à Qandil, c’est le front.

Comment fonctionnent les YPG/YPJ ? Comment sont-ils organisés ? Nous n’avons pas toujours bien saisi les explications diverses, les nombreuses nuances ou encore les réponses timides (notamment pour des raisons de sécurité). Mais en gros et pour commencer, chaque combattant.e possède ses propres armes. Il peut choisir, en fonction de l’intensité des batailles bien-sûr, son « affectation » — pour pouvoir être avec ses potes par exemple. Certain•e•s prennent (ou se font donner) des « responsabilités » : ainsi, il y a un grand nombre de commandant•e•s qui coordonnent chacun.e un petit nombre de combattant•e•s. Cette « responsabilité » tourne facilement et régulièrement, mais nous n’avons pas pu en savoir beaucoup plus à ce sujet. Enfin, un petit nombre de personnes sont « coordinateurs » et sont chargés d’articuler les petits groupes précédents. Nous ne savons pas comment ces personnes sont choisies, mais l’ancienneté a l’air d’être un facteur déterminant. Par contre, ce qui est sûr, c’est que nos interlocuteurs — quelles que soient leurs « responsabilités » — nous ont souvent répété qu’ils étaient contre la hiérarchie, que personne ne compte ni plus ni moins qu’un autre, et que prendre ces fameuses « responsabilités » c’est seulement et uniquement se mettre au service de tous, au service de la communauté. Précisons aussi qu’il n’y a pas d’histoire d’argent au sein des combattant•e•s puisqu’il n’y a ni paye ni solde. Les guerilla n’en veulent pas, ils ne se battent pas pour ça.

Un autre sujet revient très souvent : c’est la question de leurs morts. « Nos morts sont aussi importants que nous qui sommes vivants. » Toutes et tous ont vu des camarades tomber à leurs côtés. Ils nous répètent à l’envi qu’ils n’abandonnent jamais un corps. Ils les récupèrent, à tout prix, en prennent soin, les rendent à leurs familles ou bien les enterrent en grande pompe. Plusieurs somptueux cimetières « mémorials » sont d’ailleurs en train d’être aménagés en périphérie de Kobané. Ils emportent aussi les corps des fascistes de Daech, que ces derniers abandonnent le plus souvent sur place, voire même écrasent en roulant dessus avec leurs véhicules. Les YPG/YPJ enterrent aussi ces corps : « Malgré tout, c’étaient des êtres humains », nous disent-ils gravement.

Nous abordons avec plusieurs d’entre eux les questions stratégiques. La quasi-totalité du canton de Kobané a été repris à l’État islamique. Et les camarades nous expliquent, sans trop s’en cacher, que les objectifs militaires des prochains temps sont multiples. Tout d’abord, tenir la rive est de l’Euphrate et reprendre le barrage hydro-électrique plus en aval sur le fleuve. Ce barrage, qui alimentait Kobané en énergie électrique, a été pris au régime syrien par Daech : ces derniers obligent ainsi, jusqu’à présent, les habitants du canton à se satisfaire de quelques rares groupes électrogènes. Et le second objectif de taille avoué est l’ouverture d’un corridor à l’est, jusqu’au canton de Ciziré, autre enclave kurde du Rojava. Ce canton, de par sa situation géographique, est beaucoup moins dépendant du bon vouloir de l’État turc : ouvrir un corridor permettrait à Kobané de ne plus être, pour ainsi dire, sous embargo, et de pouvoir s’approvisionner beaucoup plus facilement. [Voir carte]

Que pensent les camarades de l’aide de la coalition internationale ? Tout d’abord, ils ne se font aucune illusion sur les buts poursuivis par la coalition : ce ne sont définitivement pas les leurs. États-Unis, France et consorts ne participent aux frappes aériennes, disent-ils, que pour affaiblir l’État islamique, et non pas pour renforcer la guérilla kurde. Ce n’est pas un hasard si les Occidentaux ne lui ont jamais livré d’armes. Le modèle social que les communistes kurdes promeuvent n’est irrémédiablement pas le même que celui des démocraties capitalistes occidentales.

Les camarades ont dû se contenter des armes légères qu’ils avaient déjà et de leurs prises de guerre, une poignée de tanks des fascistes, mais ils ont le plus grand mal à les faire fonctionner. Peu de contacts avec la coalition, donc. Au plus fort de la bataille de Kobané, les États occidentaux ont cependant, cette fois-là, ciblé avec force les positions de l’État islamique pour éviter qu’ils prennent la ville. Les combattant•e•s kurdes envoyaient photos et localisations précises de l’ennemi à la coalition, et celle-ci bombardait. Mais en dehors de ce moment crucial, les Occidentaux ont souvent trouvé des excuses bidon — du genre, « y a plus d’essence pour nos avions » ! — pour ne pas balancer leurs bombes sur Daech. L’analyse des YPG/YPJ reste, en dernier recours, la suivante : « Les Occidentaux veulent juste gérer le chaos qu’ils ont créé. Le fait que ça soit le bordel au Moyen-Orient leur convient. Ils veulent juste le gérer et l’orchestrer. »

Daech

Beaucoup de Tchétchènes, un certain nombre de militaires turcs, des jeunes Saoudiens, des Belges, des Français, des « enfants-bombes ». Des camés gavés de produits pour les faire tenir face à leurs horreurs. Des soldats djihadistes de tous les pays lourdement armés de leurs tanks et mortiers. Des morts en sursis. Des morts laissés sur place, et finalement récupérés et enterrés par les Kurdes des YPG/YPJ. L’abandon de tous ces corps par l’État islamique, ainsi que les prisonniers faits parmi leurs troupes, ont permis aux camarades de mieux comprendre qui sont ces multiples soldats de Daech et comment ils fonctionnent. Les combattant•e•s kurdes reconnaissent volontiers qu’ils étaient un peu largué•e•s au début des combats parce qu’ils ne comprenaient rien à ces soldats d’un type nouveau pour eux. « Nous savions comment fonctionnent les armées turque et iranienne. Mais pas les fascistes de Daech. Leurs généraux sont riches, ont beaucoup de pouvoir et ne prennent que peu de risques. Et leurs soldats de base sont tarés et ressemblent plus à des morts-vivants qu’à autre chose. » Selon des témoignages d’enfants-soldats de l’État islamique faits prisonniers par les peshmergas — kurdes d’Irak — beaucoup de jeunes recrues subiraient des sévices, des viols et l’obligation d’assister à des scènes sanglantes, à seule fin de casser leur virilité, leur dignité, de les réduire à l’obéissance et de les habituer à vivre dans l’horreur. Les camarades insistent également sur deux choses : tout d’abord, le fait qu’ils ont retrouvé dans les treillis de bon nombre de cadavres ennemis plein de cachetons et de seringues. Et deuxièmement qu’une des tactiques souvent utilisées par Daech est l’attentat suicide sur la ligne de front : « Il nous est arrivé de subir des assauts où quarante-cinq à cinquante soldats ennemis avançaient sur notre position en se faisant exploser les uns après les autres. » Cela fait froid dans le dos et laisse imaginer à quel point leur lavage de cerveau n’avait qu’un seul objectif : celui de les maintenir jusqu’à la mort dans un cauchemar éveillé.

Pour ce qui est, jusqu’à présent, de la stratégie de leurs chefs souvent tchétchènes, les YPG/YPJ décrivent une pratique similaire à la razzia : offensive, pillages et viols, saccages et meurtres, puis face à la contre-offensive qu’il leur est opposée, repli progressif. Daech est du coup devenue spécialement riche et a pu s’acheter beaucoup d’armes lourdes : mortiers, bazookas, tanks, mines, etc. Et ils les considèrent souvent comme un mix de mafia et de fascisme. Les camarades guerilla soulignent aussi le fait particulièrement important que l’État islamique a été directement soutenu par l’État turc et l’AKP du président Erdoğan. Aussi bien par le fait que des gradés turcs soient présents dans les rangs fascistes, que par l’aide logistique en Turquie. À plusieurs reprises et de manière bien affichée, l’État turc a ouvert la frontière — la fameuse « Porte » menant à Kobané —, aux djihadistes de Daech pour que ces derniers puissent passer du matériel et des hommes de la Turquie à la ligne de front dans le canton, ou même carrément mener des attaques sur la ville depuis le nord. Par contre, les militaires turcs se sont bien gardés de laisser passer dans l’autre sens les guerilla blessés, préférant les voir mourir au pied de la « Porte ». Enfin, les YPJ/YPG n’oublient pas non plus le double jeu des peshmergas — les Kurdes irakiens de Barzani soutenus par les États-Unis —, qui se sont parfois retirés devant l’État islamique en train d’attaquer, laissant seules les populations locales et les camarades PKK’lı, et aidant donc indirectement les fascistes.

Les femmes YPJ

Le lendemain de notre arrivée, on nous dépose chez notre hôte, Dil, l’une des coordinatrices des YPJ. Elle habite dans un petit fortin en haut d’une des collines surplombant les alentours. Ici, s’offre à nous une vue aussi bien à l’est et à l’ouest qu’au nord et au sud sur les villages de Kobané. Nous sommes là non loin des affrontements entre les camarades et Daech. Deux jeunes femmes nous accueillent habillées en tenue militaire. On dirait, à première vue, des jeunes lycéennes qui se seraient trompées d’école. Elles nous installent dans le salon. Des rideaux rose bonbon style baroque, des petits coussins bleus avec de la broderie dorée, des drapeaux YPJ, la photo du leader Apo, des bibelots variés, des peluches, telle est la déco à la fois kitch et austère de la maison. En attendant Dil, qui est au front avec les combattant•e•s, une discussion s’amorce avec les filles.

Sad est engagée depuis plus de six ans au sein du PKK, et depuis deux ans avec le YPJ — la branche syrienne et féminine du PKK. Elle a combattu à Ciziré avant de venir se battre sur le canton de Kobané. Elle a vingt-six ans. À l’âge de neuf ans, elle assiste à une scène où son père gifle sa mère, de là commencent les questionnements. Pourquoi frapper celle qu’on aime ? Quelle place a la femme dans le foyer familial, dans la société ? Elle se rend compte que la destinée qu’on lui propose n’est rien d’autre que se marier, être la bobonne d’un mari, faire des enfants et ne pas avoir son mot à dire. Elle refuse ce futur, elle veut être une femme libre. Elle s’engage auprès du PKK. Elle pense avoir fait le meilleur choix de sa vie. Elle se trouve, se questionne, s’éduque. Grâce aux formations à Qandil. Grâce aux réunions tous les quinze jours à l’académie des femmes. Grâce aux œuvres littéraires qu’elle étudie tout au long de son parcours : la philosophie, l’art, les écrits d’Apo, ainsi que des témoignages et des autobiographies… Et, bien sûr, grâce à la richesse des échanges avec les autres camarades. Les liens avec ces dernières l’épanouissent. Elle dit tout avoir ici. Et l’amour, on demande, comment vous faites ? « On a pas le “droit” de vivre des relations amoureuses. On ne vit pas d’histoire. C’est un choix, difficile, mais on s’y habitue, puis on sait pourquoi on refuse “l’amour”. Il faut laisser le temps pour que la conscience de chacun évolue : pour permettre à l’homme de laisser tomber sa mentalité patriarcale, et pour la femme de se libérer de son état d’esclave. Et pour ce changement, il faut qu’on se batte. La lutte est partout. Pour arriver à la saisir, on étudie la jinealoji, on se retrouve dans des groupes de femmes comme à l’académie. On a des logements séparés d’avec les hommes. » Pour elle, les liens de camaraderie ont bien plus de valeur à ses yeux que n’importe quelle autre relation. « Et puis, on se bat pour des causes justes, même si parfois ça peut paraître radical : contre l’oppression, le patriarcat, pour la défense des opprimés, pour les femmes ! Ma place est ici. » On lui demande pourquoi elle est là avec nous, et pourquoi pas au front avec les autres. Un sourire crispé, avec le regard noir, répond : « Cinq jours que je suis là, je tourne en rond. Je veux aller au front mais on ne m’y autorise pas. Parce que ça fait cinq mois que je combats sans avoir fait de pause. J’ai toujours contourné mes journées de repos. J’ai mon corps ici mais ma tête est là-bas avec mes camarades. Comment les commandant•e•s veulent que je me repose pendant que les autres se battent ? » Nous en profitons pour demander si elles ont un souci avec la « hiérarchie », et est-ce qu’il leur arrive de ne pas obéir aux ordres. Sad nous dit, qu’il y a une hiérarchie mais pas comme on l’entend. « Ce sont des postes à tenir pour le bon fonctionnement de l’organisation collective. Personne n’est au-dessus de personne. » Et pour la désobéissance, elle répond que ça ne leur arrive pas. Sauf lorsqu’on leur ordonne de faire demi-tour pendant un combat ou parce qu’il faut qu’elles se reposent, nous avoue-t-elle. Elle sourit en disant que ce n’est pas vraiment désobéir.

Denk, occupée à téléphoner, à ses camarades sur le front, à ceux envoyés à l’hôpital de Cizre pour des soins lourd et à sa famille, finit par se joindre à nous. Plus réservée, elle se lance dans le récit de sa vie. Lorsqu’elle était petite, son père devait régulièrement fuir la maison car il était poursuivi par l’État turc pour ses idées politiques. Toute la famille a vécu la répression au quotidien. L’armée turque venait régulièrement semer la terreur. Denk a naturellement repris le flambeau de la résistance et s’est engagée auprès du PKK. Blessée le mois dernier au bras, elle doit rester au fortin, loin du front. En attendant, elle étudie un livre d’histoire sur le Kurdistan, pour pouvoir, dans quelques jours, le transmettre sous forme de cours à l’académie des femmes.

« On croit au changement, si on n’avait pas d’espoir, on ne mettrait pas nos vies en jeu ! » nous confie-t-elle avant de repartir téléphoner à un camarade et de voir s’il ne s’ennuie pas sans elles au front…

L’éducation permanente pour la révolution

Quelques heures avant la fin de notre court séjour en terres rojaviennes, nous avons la chance de croiser par hasard Sya, une des femmes « référentes » en question d’éducation. Pendant deux bonnes heures nous discuterons d’éducation au sens large du terme. Elle nous explique que c’est avant tout un état d’esprit, une disposition à la curiosité, une envie de constamment remettre en question l’ordre des choses, un désir de connaissance : « Apprendre du passé pour pouvoir construire l’avenir », nous dit-elle. Elle a vécu un certain nombre d’années en Europe, où elle s’est intéressée à l’anthropologie. Et, tout comme l’histoire, cela lui paraît essentiel pour comprendre bien des choses.

À commencer par l’histoire des femmes, leurs rapports avec les hommes, la difficulté à se considérer et à être considérées comme leurs égales, etc. le patriarcat, quoi ! Toutes ces problématiques sont regroupées depuis peu dans un récent « courant de pensée » au Kurdistan, la jineoloji : sorte de gros mélange de féminisme (avec de nombreuses références aux différentes tendances du féminisme occidental), d’histoire des femmes depuis le néolithique, de philosophie et de toutes les spécificités culturelles du Moyen-Orient et du Kurdistan. Sya remonte ainsi à la Préhistoire pour expliquer la première grande fracture originelle entre hommes et femmes : la spécialisation des tâches et donc des rôles avec, d’un côté, les hommes qui vont chasser et subviennent ainsi aux besoins de la communauté, et, de l’autre, les femmes qui enfantent, s’occupent de leur progéniture et se voient allouer le travail domestique. Les hommes affirment leur force et leur virilité pendant que les femmes deviennent douceur et instinct maternel incarnés. C’est de là, nous dit-elle, que tout part, que se met en place l’exploitation et la domination des hommes sur les femmes. De cette analyse découle notamment, par exemple, la création en 2012 d’unités de guérilla strictement féminines. Les YPJ, même si elles combattent côte à côte avec les YPG, possèdent leurs propres moyens, leurs académies de femmes, leurs formations spécifiques, « et tant que nous aurons besoin, hommes comme femmes, de réfléchir à la question de l’égalité réelle entre les sexes, nous resterons, au sein du PKK, des YPJ et YPG, des entités séparées. Nous ne chercherons pas les relations amoureuses qui, jusqu’à présent, restent souvent malheureusement synonymes de soumission, de dépendance, de jalousie, etc. Nous préférons les relations de camaraderie collective, où chacune met l’autre et le collectif au centre de ses attentions. »

Nous abordons ensuite la « modernité capitaliste » et sa critique. Derrière ce concept, kurde là encore, semble se croiser trois aspects des choses. Primo, le capitalisme, comme classique rapport d’exploitation où les possédants exploitent la force de travail de celles et ceux qui n’ont rien. Secundo, le capitalisme comme rapport social où les relations entre les gens ont comme intermédiaires l’argent, la concurrence et l’individualisme. Et tertio, le capitalisme comme modernité qui a saccagé les formes d’organisation et les pratiques ancestrales. Ce n’est guère étonnant, mais nous pouvons retrouver le même genre d’idées au cœur des luttes indigènes des continents nord et sud-américains : les situations sont similaires. Quand on lui demande, Sya nous dit qu’elle suit avec un intérêt certain la lutte zapatiste, et que s’il n’y a pas beaucoup de livres sur le sujet traduits en kurde ou en turc, elle les lit en anglais ou en allemand. Toujours à propos de cette « modernité capitaliste », là où elle nous surprend un peu c’est quand, au détour d’une phrase, elle fait un rapprochement aux apparences alambiquées entre trois manifestations de cette modernité : le sexe, le sport et la culture. Trois expressions de la modernité et trois dispositifs capitalistes. Le sexe comme pornographie, comme libéralisme sexuel, comme consommation de l’autre. Le sport comme culture de soi, comme narcissisme individualisé. La culture, enfin, comme marchandise culturelle, comme connaissance vidée de sens, comme dispositif d’exclusion et de gentrification. On ne pensait pas que nous aurions de telles discussions philosophico-politiques avec les camarades PKK’lı au milieu des décombres de la Kobané en ruines. Comme quoi on peut s’attendre à tout au Rojava !

Rien n’est fini…

Deux journées à Kobané. Bien denses et copieuses en rencontres et en informations. Resteront, bien ancrés, les souvenirs des franches rigolades blague sur blague, des discussions à cœur ouvert tambour battant et d’un sens de l’accueil où l’hospitalité rime toujours avec intérêt et bienveillance. Resteront aussi, bien sûr, quelques doutes et des tas de questions. Resteront, enfin, deux certitudes. Celle qu’il nous est décidément bien difficile de tout comprendre à ce qu’il se passe au Rojava avec nos yeux occidentaux, avec nos grilles d’analyse, nos théories et nos cultures occidentales. Et celle qu’il se déroule en ce moment au Kurdistan un mouvement vraiment des plus intéressants, une tentative révolutionnaire réellement digne d’intérêt et de solidarité.

Rien n’est fini, mais tout commence !

Source, texte et photo :
Ne var ne yok ?
28 avril 2015

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