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Chiapas : le nouveau visage de la guerre

mardi 27 mars 2007, par André Aubry

La dernière aggravation en date qui est venue déstabiliser la dénommée « zone de conflit » se doit à d’anciens acteurs qui ont changé leur tactique, ont adopté un nouveau visage et d’autres noms : URCI et OPDDIC. Avant de les démasquer et d’analyser la préoccupante, profonde et dangereuse transformation du nouveau contexte de la forêt Lacandone, il est important de retracer l’évolution de ce processus depuis le début pour en arriver à la situation récente, telle que l’a décrite l’avalanche de communiqués émanant non pas du Commandement général de l’EZLN, cette fois, mais des conseils de bon gouvernement de l’ensemble des Caracoles zapatistes. Le but actuellement poursuivi par cette contre-insurrection se présente comme un bouleversement de la géographie territoriale afin de rendre à leurs anciens propriétaires les « terres reprises » ou progressivement libérées par l’EZLN dès l’époque de sa clandestinité.

La dispute pour les « terres reprises »

Avant que n’éclate le conflit, les maîtres de la forêt tropicale furent successivement les monterías [1] pour le pillage de ses richesses naturelles, les chicleros (récolteurs du chiclé, la résine du sapotier), les grandes fincas (latifundia) anticonstitutionnelles progressivement transformées en zones d’élevage de bétail, les narcotrafiquants et enfin 400 Lacandons « concentrés » par Echeverría au sein de ce qui est aujourd’hui la réserve nationale de la biosphère des Montes Azules. Entre ces différents centres subsistaient des espaces déserts, les terres nationales, qui furent octroyées aux paysans sans terre venus d’ailleurs lors de « l’ouverture de la frontière agricole », sous le mandat de José López Portillo. C’est dans cet espace que l’EZLN est née, en 1983.

Dans la seconde moitié du mandat sexennal du président Salinas de Gortari, les zapatistes constituaient déjà un mouvement puissant, quoique clandestin, vers lequel se sont tournés ces dizaines de milliers de migrants qui aspiraient à faire leur la forêt, berceau de leur civilisation, en y fondant de nouveaux ejidos au prix d’inextricables démarches administratives dont on ne voyait jamais la fin. L’EZLN est apparue alors comme une armée défensive, ayant pour but de les protéger de leurs anciens maîtres. À l’instar du président Lázaro Cárdenas, qui avait autrefois armé les paysans pour qu’ils défendent leurs premiers ejidos et leurs écoles rurales, l’EZLN nettoya progressivement la forêt de ceux qui en avaient usurpé la propriété.

Les premiers à abandonner les lieux furent les narcotrafiquants, avec comme résultat que la police (déjà omniprésente) se débarrassa des armes réquisitionnées, les cédant volontiers aux zapatistes, qu’elle confondait avec les pistoleros des grands propriétaires, en les leur vendant (en toute illégalité, bien entendu) mais uniquement après avoir fourni comme il se doit un entraînement à leur clientèle. C’est à partir de là que les finqueros (les grands propriétaires) ont commencé à passer un mauvais quart d’heure, tandis que les paysans connaissaient des jours meilleurs : ils ne cessèrent de récupérer des terres où se formaient des ejidos jusqu’à ce que Salinas, en 1992, avec la réforme de l’article 27 de la Constitution mexicaine, décrétât que les terres ne pouvaient plus être concédées de la sorte. Peu après, sous la poussée du soulèvement du 1er janvier 1994, les grands propriétaires abandonnaient à leur tour la forêt.

Ce fut l’époque où l’EZLN entama son existence publique. Afin de créer les conditions nécessaires au premier dialogue pour la paix, le « dialogue de la cathédrale », Camacho Solis, mandataire du gouvernement, usa de toute sa diplomatie et parvint à créer une « zone grise » démilitarisée (correspondant grosso modo aux anciennes « terres nationales »), en échange de quoi l’EZLN libéra l’ancien gouverneur Absalón Castellanos Domínguez, son prisonnier. Plus tard, après l’épisode tragique du 9 février 1995 qui fit chanceler la fragile trêve conclue le 12 janvier de l’année précédente, le « loi du dialogue du 11 mars » fut promulguée quelques jours après le 11 mars. C’est elle qui permit l’établissement d’autres négociations, le dialogue de San Andrés. La zone grise créée par Camacho, qui ne participa plus à la suite des événements, devint l’espace au sein duquel l’EZLN, conformément à la nouvelle loi, passait petit à petit d’un mouvement de lutte armé en une « force politique » qui déboucha notamment sur la création progressive et pacifique des communes rebelles autonomes zapatistes. Dès lors, les nouveaux propriétaires de la forêt ne cessèrent de se faire plus forts et, à partir de 2003, la création des Caracoles déboucha sur une immense tentative pacifique et politique, qui s’appuyait sur des écoles et des cliniques alternatives, des programmes d’agriculture écologique et un commerce de proximité alternatif et direct (sans intermédiaires) de produits biodynamiques.

C’est cette zone d’ejidos (qui bénéficiaient d’une résolution présidentielle favorable mais jamais exécutée) que l’EZLN nomme « terres reprises », non seulement en termes de propriété agraire mais aussi en termes de gestion sociale. Aujourd’hui cependant, avec l’arrivée de l’URCI, de l’OPPDIC et même de finqueros dont les anciennes possessions avaient pourtant été grassement payées par le gouvernement, le secteur est à nouveau menacé et, en dépit de l’annulation de la répartition agraire par Salinas en 1992, il est même en passe d’être enregistré légalement au cadastre au profit des nouveaux usurpateurs. L’enjeu est donc un retour au statu quo existant avant l’époque des propriétaires de l’avant-guerre. Les victimes d’une telle situation ne sont pas tous des zapatistes, mais aussi des paysans non affiliés à l’EZLN qui bénéficient également de l’administration plurielle des Caracoles.

Les ressources naturelles, un casus belli

À partir de 1995, et en dépit des sessions régulières du dialogue de San Andrés, on commença en haut lieu à déployer une politique de contre-insurrection suivant les directives des deux tomes du Manuel de la guerre irrégulière rédigés par le ministère de la Défense nationale (Sedena). La théorie militaire sur laquelle repose cette campagne de contre-insurrection s’inspire de la maxime maoïste qui dit que « le peuple est à la guérilla ce que l’eau est au poisson ». Mais on lui préfère une tactique différente, selon laquelle « on peut faire la vie dans l’eau [autrement dit, dans les communautés indigènes] impossible au poisson, en l’agitant, en y introduisant des éléments qui nuisent à leur survie ou des poissons plus féroces qui attaquent les autres, les persécutent et les obligent à disparaître ou à fuir sous peine d’être avalés par ces poissons voraces et agressifs » (tome second, art. 547). Ce groupe de poissons agressifs, ce sont les paramilitaires, désignés sous l’appellation de « civils armés ».

Et en effet, la Sedena vida l’eau des communautés, dans lesquelles elle a pénétré. Les poissons les plus féroces ne sont ni des agents extérieurs comme autrefois (les pistoleros qui surgissaient sporadiquement avant de retourner vivre en ville une fois leur mission remplie) ni des gardes blanches (une troupe d’élite exogène qui disparaissait une fois ses crimes accomplis), mais au contraire des indigènes des communautés disposant d’un « travail » à temps complet et installés in situ. La première organisation de ce type prit le nom de MIRA (Mouvement indigène révolutionnaire antizapatiste), qui n’effectua que des actions sans grande envergure. La nouvelle formule exige un financement important, lequel, étant donné qu’il est officiel, doit être justifié par une noble cause, ici la « révolution ». D’autres organisations suivirent avec plus de constance, leur sigle se voyant orné de termes comme « développement », « paix » ou « droits humains fondamentaux », tel « Paz y Justicia », un groupe recruté par le PRI dont le laboratoire était la Zone nord du Chiapas et dont les victimes étaient de nombreux prisonniers et des personnes déplacées. Un tel déchaînement de violence et les temps nouveaux ont provoqué au sein de ces paramilitaires des scissions, les dissidents trouvant refuge au sein du PRD ou se regroupant dans l’Union régionale paysanne indigène (URCI - Unión Regional Campesina Indígena) ; et maintenant, au cœur de la forêt, à Taniperla, l’Organisation pour la défense des droits des indigènes et des paysans (OPDDIC - Organización para la Defensa de los Derechos Indígenas y Campesinos), créée par le fondateur du MIRA, est devenue le fer de lance dans la forêt Lacandone de l’actuel président, élu pour six ans.

Comme les folkloriques mapaches et pinédistes qui se disaient partisans de Villa, ces nouveaux-vieux poissons féroces sont également des paysans et des indigènes fidèles à leurs anciens patrons du PRI ou aux grands propriétaires, à qui ils servent de chair à canon. Sous couvert des nobles causes brandies par leurs sigles, ils occupent actuellement 3 000 hectares des anciennes terres nationales, du nord au sud par Nuevo Momón. Étant donné qu’ils offrent à qui veut des terres dans leurs nouveaux ejidos, légalement enregistrables ou déjà légalisés, ils drainent vers eux de nombreux paysans affectés par le manque de terre, mais, à la différence de l’administration plurielle de l’EZLN (forte des principes « un monde où aient leur place plusieurs mondes », « ne pas diviser, mais unir », « ne pas vaincre, convaincre », « ne pas supplanter, représenter »), une fois pris possession de leurs nouvelles terres, l’OPDDIC exige des paysans qu’ils adhèrent à son organisation. Les récalcitrants se voient chassés de leur maison, privés de leurs récoltes ou de leurs camions, et sont expulsés, ce qui produit une nouvelle génération de déplacés.

Dans la zone reprise, les poissons féroces démantèlent les communes autonomes, menacent les écoles et les cliniques zapatistes, polluent des terres régénérées ou reboisées grâce à aux méthodes agricoles zapatistes et empêche de prospérer le commerce équitable, sans coyotes, des coopératives qui marchent bien. On assiste donc au démantèlement de la ligne politique suivie et patiemment construite par les Caracoles. Si l’EZLN recommençait à défendre les terres reprises comme à l’époque de lutte armée de sa clandestinité, cela signifierait que la trêve et la loi sur le dialogue sont violées et l’armée zapatiste se verrait accusée de livrer une guerre intestine. Le conflit serait qualifié d’intra ou intercommunautaire, indigènes contre indigènes. C’est le nouveau visage de cette guerre de mascarades politiques, celles des sigles trompeurs des poissons féroces.

Au-delà de cette tactique trompeuse, quelle est la stratégie recherchée ? Pour le comprendre, il faut procéder à l’inverse de notre premier raisonnement et cette fois commencer par le but visé. L’objectif est la privatisation des ressources naturelles de la forêt Lacandone, porte chiapanèque du couloir biologique qui s’étend du Puebla au Panama ; la zone pétrolifère dont les puits ont été bouchés en 1993 par l’EZLN, qui les avait repérés ; les eaux douces des rivières et lagunes des gorges ; la richesse en bois précieux ; les plantes médicinales convoitées par l’industrie pharmaceutique ; le butin de la diversité végétale déjà biopiratée (c’est-à-dire déjà exportée en contrebande ou candidate à la transgénisation) ; les fleuves au grand débit, les paysages et la faune exotique pour les sports d’aventure. Une véritable aubaine pour l’accumulation (étrangère) de capital dans une crise financière et productive systémique, facilement justifiable par un habile discours écologique.

C’est une telle richesse, mise en évidence dans les Accords de San Andrés et recouvrant les terres reprises, que surveille l’armée fédérale sous prétexte d’assurer la contention de l’EZLN, comme l’a bien montré Andrés Barreda en en dressant la carte : zone grise et ressources naturelles coïncident exactement. Aux mains des zapatistes, sa gestion serait impossible, ce qui n’est pas le cas avec la docilité envers le pouvoir dont fait preuve l’OPDDIC et les autres poissons féroces.

Le moyen pour y parvenir ? La réforme par Salinas de article 27 de la Constitution mexicaine et les dispositions règlementaires qui en découlent. Dès l’instant où on légalise l’occupation par les nouveaux ejidos de l’OPDDIC au détriment des anciens propriétaires légitimes, ils deviennent ipso facto susceptibles d’être privatisés à travers le programme national Procede, qui est encore une option valide (chose qui rend impossible que les zapatistes acceptent jamais la situation) que les avocats de l’OPDDIC sont en train d’examiner. À l’avènement de jours « meilleurs » (pour le pouvoir), les Caracoles, les communes autonomes et les conseils de bon gouvernement seraient voués à n’être que des échelons de gouvernement autonome privés de territoires et de bases, leurs écoles privées d’élèves, leurs cliniques privées de malades, leurs cultures biodynamiques transgénisées et leur commerce équitable sans débouchés. Le triomphe d’une telle stratégie laisserait les zapatistes sans aucune marge de manœuvre. Et les paysans et indigènes de l’OPDDIC ? Facile, ils se convertiraient, au sein de leurs propres ejidos, en simples pions des multinationales implantées sur les terres jusqu’ici reprises mais cette fois récupérées non pas par des poissons féroces, mais par des requins de la finance : les nouveaux opérateurs systémiques de la dernière vague capitaliste.

André Aubry

Analyse publiée en deux parties dans La Jornada, Mexico,
livraisons des 24 et 25 mars 2007.

Traduit par Ángel Caído

Notes

[1entreprises d’exploitation forestière

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