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Bien le bonjour de Jalapa,

samedi 14 mai 2016, par Georges Lapierre

J’ai tardé à vous parler de la dernière rencontre des autorités agraires de la région chontale (sixième réunion des autorités agraires de la région chontale face aux concessions minières). Elle a eu lieu le 23 avril, une semaine après la rencontre d’Ixtepec dont je vous ai entretenu. Elle s’est tenue à Jalapa del Marqués. Jalapa est déjà une ville d’une certaine importance sur la route de l’Isthme. Elle a été fondée par le Marquis, un certain Cortés qui, après avoir conquis le Mexique, poursuivait obstinément le rêve d’une époque : atteindre la Chine pour y commercer. Après avoir traversé le Mexique, Cortés retrouvait la mer et l’obsession de son temps, qu’il fit sienne, et il s’est mis à construire des bateaux, ici à Jalapa del Marqués. Il n’a pas pu réaliser son projet, aller en Chine, mais d’autres l’ont fait après lui et le Mexique a été très vite en contact commercial avec le Japon pour des échanges fructueux, mais à partir d’un autre port, celui d’Acapulco, bien plus proche de la capitale.

La ville fondée par Cortés a disparu : elle est sous l’eau d’un barrage construit dans les années 1950 pour arroser les fincas de l’Isthme. On aperçoit encore le sommet de l’église quand les eaux sont basses. La construction du barrage fut une tragédie pour les gens qui ont dû abandonner leurs terres arables pour des cailloux. Encore aujourd’hui, ils n’ont pas d’eau potable ou d’eau tout court, un comble ! La nouvelle ville s’étend mollement entre la route et le barrage et les habitants ont dû s’adapter : certains sont restés paysans (nous avons été reçus par le comisariado des terres communales), d’autres sont devenus pêcheurs, le barrage oblige (et il y a des frictions entre paysans et pêcheurs, nous nous en sommes rendu compte), et d’autres encore vivent d’un vague tourisme local. Trois peuples convergent vers Jalapa : les Zapotèques, les Chontal et les Mixe.

Aux délégués des villages chontales de la montagne [1] se sont joints les habitants des différentes communautés agraires de Jalapa, pas mal de monde finalement, mais pas de pêcheurs (ou peut-être un représentant ?), ce sont pourtant eux qui avaient proposé Jalapa comme siège de la prochaine réunion lors de la rencontre de San Matías Petacaltepec le 21 novembre 2015 (cf. « Un village funambule »). Cette rencontre devait avoir lieu le 5 mars et elle était importante. Elle n’a pas eu lieu pour cause de conflits. Cela ne m’a pas étonné, cela n’a pas étonné les membres du tequio juridique présents et cela n’a pas étonné la commission chontale des opposants aux projets miniers, qui présidait la rencontre. Nous nous sommes tout de suite rendu compte qu’il y avait de « l’eau dans le gaz » et que des conflits sourds et profonds d’autorité et de politique divisaient les gens. Pourtant un intérêt bien réel s’est manifesté tout au long de la réunion, qui fut une réunion d’informations, avec cartes à l’appui, sur les concessions minières dont le nombre et l’étendue augmentent peu à peu à l’insu des populations concernées. Il n’y en a pas sur le territoire même de Jalapa, cependant les habitants sont directement concernés car les cours d’eau qui descendent dans la vallée la contamineront fatalement (et tout particulièrement l’eau du barrage) si les projets miniers se font.

Je retiendrai surtout le témoignage d’un habitant d’un village du Guerrero : « D’abord la mine [2] nous a profondément divisés entre ceux qui, sensibles aux promesses d’embauche, de richesse, de progrès et de développement du village, étaient partisans de son installation et ceux qui, inquiets des conséquences, s’y opposaient. Cette polarisation des habitants a bien vite tourné à l’affrontement, la mine et les pouvoirs publics ont financé et recruté un groupe armé parmi les partisans, ce qui a permis à des bandes organisées liées à des cartels de s’infiltrer dans la vie communale. Maintenant nous avons des voitures et des télés, mais nous avons tout perdu, notre forêt a disparu, notre montagne n’est plus qu’un immense trou, une béance, un immense cratère creusé à la dynamite, où les camions de charge vont et viennent dans la poussière, emportant des tonnes de terre et de rochers ; notre air est pollué, notre eau est polluée, des maladies, en particulier de la peau, sont apparues, des bandes mafieuses nous extorquent une part de la rente de nos terres, la vie communautaire que nous connaissions n’est plus qu’un lointain souvenir, la communauté a définitivement disparu comme engloutie dans cette mine à ciel ouvert, dans ce trou, dans cette béance ; et surtout, surtout, nous avons perdu nos champs si bien que nous sommes désormais dépendants de la mine et du travail qu’elle nous offre, notre sort est lié dorénavant au devenir et à la bonne santé du monstre qui nous dévore. Nous avions une certaine autonomie, nous ne l’avons plus. Maintenant, comble de notre disgrâce, nous sommes devenus les plus sûrs soutiens de la mine, prêts à la défendre et à lutter pour son maintien. »

Ce témoignage m’a donné à penser au point d’y voir comme une fable des temps modernes, un raccourci de notre histoire et de notre condition. À partir d’un tel désastre humanitaire, saurons-nous reconstruire une vie sociale digne de ce nom ?

Au Mexique je me rends bien compte que ce sont les communautés paysannes et indiennes, Ostula sur la côte pacifique du Michoacán, Cherán sur le plateau purépecha, les zapatistes dans le Sud-Est mexicain et bien d’autres pueblos des montagnes, des vallées ou des côtes (Atlapulco, Xochicuautla, Alvaro Obregón, etc.) qui tentent de résister à la tourmente, d’élever les digues d’une vie sociale à ce vent de malheur et de désespérance qui souffle sur ce pays et sur notre terre. À partir du moment où nous nous approchons d’une agglomération d’une certaine importance, nous rencontrons la division : les intérêts sont partagés, chacun tire à hue et à dia, comme si l’intérêt commun, peu à peu, se voilait, s’effilochait et se dérobait. Dans la confusion, certaines gens sont sensibles à la propagande et au discours élogieux qu’un monde de misère tient sur lui-même et, dans la panique du moment, ils vendent l’avenir de leurs fils et filles pour quelques dollars ou quelques promesses ; d’autres résistent et s’arcboutent sur leurs terres, comme à Atenco où le Front pour la défense de la terre est toujours en lutte, pourtant ces femmes et ces hommes ont connu la prison et la terreur en 2006.

Après cette première partie consacrée à l’information au cours de laquelle un membre de la commission a fait un compte rendu de la réunion d’Ixtepec (cf. : « Rencontres à Ixtepec »), l’assemblée a abordé les différentes initiatives qui peuvent être prises sur le plan juridique : modification des statuts communaux afin d’y préciser que le territoire est interdit à l’exploitation minière ; décision solennelle du conseil municipal refusant l’installation de mines sur le territoire de la commune ; actes des assemblées agraires interdisant les mines sur leurs territoires. Cinq communes ont rédigé ces actes (San Matías Petacaltepec, San Miguel Chongos, San Juan Alotepec, Santa Lucía Mecaltepec et San Miguel Ecatepec) afin qu’ils soient enregistrés au niveau national (registre agraire national ou RAN), quatre ont bien été enregistrés, un a été refusé pour des détails de formulation. À noter que c’est la première fois qu’une telle initiative a été prise et réalisée dans l’État d’Oaxaca.

L’assemblée des autorités agraires a ensuite fixé la date et le lieu du prochain rendez-vous. Il sera important. Il s’agira alors pour l’assemblée de se constituer en tant qu’organisation ou union des villages chontales en défense du territoire et d’en rédiger l’acte (qui serait en quelque sorte l’acte de reconnaissance solennelle du peuple chontal et de son territoire par les intéressés eux-mêmes pour, ensuite, le faire reconnaître officiellement par les autorités d’Oaxaca). La date retenue fut celle du samedi 25 juin et Santa Lucía Mecaltepec s’est finalement porté volontaire. C’est un village [3] perché sur un balcon à plus de 1 500 mètres d’altitude au-dessus de la côte pacifique ; pour les habitants, vivre ici, c’est véritablement un choix de vie : « Nous n’avons pas d’argent mais nous ne sommes pas pauvres », disent-ils ; les autorités sont jeunes et les enfants de tous les âges jouent comme des forcenés sur la place du village jusqu’à une heure avancée du soir ou de la nuit…

Oaxaca le 11 mai 2016,
Georges Lapierre

Notes

[1San José Chiltepec
Santa Lucia Mecaltepec
San Matías Petacaltepec
Santo Tomás Teipan
San Juan Acaltepec
Guadalupe Victoria
San Juan Alotepec
San Lucas Ixcotepec
San Miguel Chongos
Santa María Zapotitlan
Pajima Magdalena
Tequisistlán

[2Il s’agit de la mine du Carrizarillo, comme la mafia y est omniprésente, l’hypothèse fut un instant émise que les 43 disparus d’Ayotzinapa pouvaient s’y trouver.

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