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Bien le bonjour d’Oaxaca, le 6 novembre 2006

mardi 7 novembre 2006, par Georges Lapierre

Bien le bonjour,

Dimanche 5 novembre, le départ de la marche avait lieu à Viguera, petite municipalité qui se trouve à l’entrée d’Oaxaca et à environ 12 kilomètres du centre ; là, sur la route qui vient de Mexico, se dresse la statue de Benito Juárez.

La marche s’est ébranlée, il était un peu plus de 10 heures du matin.

¡Hombro con hombro, codo con codo, la APPO, la APPO, la APPO, somos todos !
(Épaule contre épaule, coude contre coude, l’APPO, l’APPO, nous sommes tous l’APPO !)

Le Comité des familles et des amis des disparus, des assassinés et des prisonniers politiques a pris la tête de la marche, venait ensuite, se tenant par le bras, les membres de la direction provisoire de l’Assemblée populaire, puis les autorités municipales de la Sierra Juárez avec leurs bâtons de commandement enrubannés, que leur a confiés l’assemblée du village. Et puis le fleuve s’est écoulé, puissant, énorme, tranquille, sur la route à quatre voies qui conduit à Oaxaca.

¡No que no, si que si, ya volvimos a salir !

Tout devant, en haut d’une perche, se balance la maquette en carton d’un tank chasse-barricade de la Police fédérale préventive, avec dans la coupole le pantin d’un policier antiémeute tout harnaché.

¡Se ve, se nota, en Oaxaca no hay derrota !

Plus de deux kilomètres et demi de long, sans musique ni fanfares, mais avec des slogans repris à tue-tête sur un ton chantant, toujours ; pas de haut-parleurs, mais des pancartes brandies au bout d’un bâton, des gens d’humble condition, ni riches ni puissants, ont arpenté l’asphalte d’un pas alerte et soutenu.

¡Ya cayó, ya cayó, Ulises ya cayó !
(Il est tombé, il est tombé, Ulises est tombé !)

Dans ce défilé sans fin, nous avons pu remarquer les brigades de Puebla, le Front populaire Francisco Villa, un groupe de paysans armés de leurs bâtons à fouir (bâton avec lequel le paysan creuse un trou où il dépose le grain de maïs), les femmes triquis vêtue de leur robe traditionnelle rouge avec de fines lignes blanches, elles font partie du mouvement unificateur de la lutte triqui indépendante (MULTI). L’Assemblée des peuples en résistance de San Salvador Atenco fermait la marche.

¡Que sube, que baja, Oaxaca no se raja !
(Qu’il monte, qu’il descende, Oaxaca ne se dégonfle pas !)

Le long de la route, des gens nous offraient des oranges, de l’eau fraîche, des tortillas, du pain, des mandarines, et le fleuve humain a pénétré dans la ville, resserré comme un torrent immobile, bouillonnant, dans les rues trop étroites (en haut des murs, aux fenêtres, sur les terrasses, les gens nous acclamaient), pour finalement se déverser sur la place Santo Domingo et s’écouler dans les rues environnantes.

¡Oaxaca no es cuartel, fuera ejercito de el !
(Oaxaca n’est pas une caserne, que s’en aille l’armée !)

Pourtant, l’armée était bien là, qui avait transformé le zócalo en camp retranché. Plusieurs rouleaux de fil de fer barbelé tranchant comme des rasoirs en barraient l’accès, une rue était même barrée par un haut mur d’acier, les camions-tanks, les canons à eau étaient prêts à entrer en action, en haut, sur les terrasses des maisons autour de la place, les vigiles observaient avec angoisse cette déferlante qui arrivait vers eux. Quelques échauffourées commençaient d’ailleurs, quand la locutrice, désormais célèbre, de la Radio universitaire, une femme assez âgée, est intervenue pour calmer le jeu, et les jeunes avec leurs foulards, sortis tout prêts à en découdre de la marche, les durs à cuire et les irréductibles l’ont écoutée.

"Face à face se trouvent les deux défenses ennemies : la barricade du peuple et la tranchée militaire. La barricade montre au soleil son énorme masse irrégulière et paraît fière de sa difformité. La tranchée militaire fait valoir ses lignes géométriques et sourit de sa rivale contrefaite. Derrière la barricade se tient le peuple insurgé, derrière la tranchée se trouve la milice.

- Quelle horrible chose qu’une barricade ! s’exclame la tranchée, aussi horrible que les gens qui se trouvent derrière, on sait bien qu’il y a seulement des gens perdus derrière ce machin encombrant et inutile. Je n’ai jamais vu qu’un truc aussi mal fichu et si ridicule puisse servir à autre chose qu’à protéger d’une mort méritée la canaille. Des gens crasseux, qui sentent mauvais, des bandits, la plèbe turbulente, c’est tout ce que peut protéger une chose si moche. Par contre derrière moi se trouvent les défenseurs de la loi et de l’ordre, les piliers des institutions républicaines, gens disciplinés et corrects, garants de la tranquillité publique, bouclier de la vie et des intérêts des citoyens.

Les barricades ont de l’amour propre et la barricade dont on parle ne peut faire exception à la règle. Elle sent que ses entrailles de bois, de vêtements, de tessons, d’ustensiles divers, de carcasses, de pierres tressaillent d’indignation et, dans le ton de sa voix, il y a la solennité des suprêmes résolutions et la sévérité des déterminations populaires.

- N’en dis pas plus, refuge de l’oppression, réduit du crime, tu es en présence du bastion de la Liberté ! Moche et contrefaite comme je suis, je suis grande parce que je n’ai pas été fabriquée par des gens à gages, par des mercenaires au service de la tyrannie. Je suis fille de la désespérance populaire, je suis le produit de l’âme tourmentée des humbles et de mes entrailles naissent la Liberté et la Justice.

Il y a un moment de silence, la barricade paraît méditer. Elle est difforme et belle tout à la fois. Difforme de par sa constitution, belle par sa signification. Elle est un hymne fort et robuste à la liberté, elle est la protestation formidable de l’opprimé.

- Une barricade dans chaque ville au même moment, et la liberté jaillira de mes entrailles, lumineuse, rayonnante comme la respiration d’un volcan ! Obscure comme je suis, j’illumine. Quand le pauvre m’aperçoit, il soupire et dit : Enfin !"

(Ricardo Flores Magón, Regeneración, numéro 213, 20 novembre 1915)

Ce mouvement social se veut pacifique, il est l’expression d’une volonté populaire face à un pouvoir totalitaire et despotique, ce mouvement entend substituer à un rapport vertical, une relation horizontale : « Eux, ils ont les armes, nous, nous avons la raison et la raison doit triompher de la force. » C’est une insurrection pacifique. La lutte devant l’université fut une lutte de résistance, la défense opiniâtre d’une liberté. L’armée pouvait venir à bout des bombas molotof et des coyotas, mais pas des gens qui sont descendus dans la rue avec un seul mot d’ordre : « À bas le tyran ! »

Pourtant, la lutte ne peut se circonscrire à la chute du tyran. Derrière ce mot d’ordre se trouve l’exigence d’un changement de régime, substituer à un régime autoritaire, un gouvernement véritablement démocratique, selon le modèle des communautés indiennes, où les « autorités » sont désignées pour accomplir ou veiller à l’accomplissement des initiatives prises par l’assemblée du village. Le Congrès constituant de l’Assemblée populaire des peuples d’Oaxaca, qui se tiendra à partir du 10 novembre, devra définir les statuts, les principes, le programme et les objectifs de l’assemblée. Il élira le Conseil des peuples d’Oaxaca et approuvera un plan d’action. Il analysera les contextes international, national et régional ainsi que la crise des institutions pour entreprendre une réforme de l’État pour Oaxaca. Il y discutera les caractéristiques du nouveau gouvernement, de la nouvelle constituante et de la nouvelle constitution. Vaste projet, mais qui prend forme peu à peu, déjà les tables pour le dialogue et les premières résolutions dites de Santo Domingo avaient abordé ces thèmes et ébauché une réflexion.

Nommer une direction, désigner des dirigeants, c’est toujours un moment délicat et bien ambigu et tout peut très vite dégénérer en une forme plus ou moins larvée de pouvoir, pouvoir qui cherche, selon sa propre logique, à se renforcer par divers moyens ; c’est ce qui s’est passé, il y a quelques années à Juchitán avec la dérive de la COCEI (Coalition ouvrière, paysanne étudiante de l’Isthme) au cours de laquelle se sont perdues et dénaturalisées des années de luttes. Déjà certains dirigeants nommés provisoirement ont donné des signes de faiblesse face au pouvoir au cours des négociations. Pas tous, bien des gens sont clairs, d’autres se mettent trop en avant pour être honnêtes. Après la trahison de la direction de la Section 22 se préparent d’autres trahisons. L’assemblée devra se montrer vigilante. Gustavo Esteva avait relevé sur un mur de la ville cette phrase, que je cite de mémoire : « Ne tombons pas dans la provocation, ne prenons pas le pouvoir. » À suivre...

Jusqu’à présent l’assemblée populaire repose sur les pratiques ancestrales des communautés indiennes : les « autorités » désignées obéissent aux décisions prises par l’assemblée communautaire, ce que les zapatistes traduisent par mandar obedeciendo (commander en obéissant). Ce n’est pas si facile et je vois bien que certaines personnes de la direction provisoire suivent leur propre ligne de conduite ou celle de leur parti. Cette façon de faire s’appuie sur des traditions sociales ou culturelles fortes, celle du tequio, qui est une forme de travail bénévole, communautaire et solidaire et celle de la guelaguetza, mot zapotèque qui signifie « art de donner » et qui recouvre l’ensemble des échanges festifs. Tout ce mouvement de résistance sociale a pu s’organiser, se construire, se maintenir et durer grâce à ces deux coutumes : activité bénévole et solidaire, appui matériel et alimentaire de la part de la population.

L’assemblée est bien hétéroclite, elle draine des organisations les plus diverses, indigènes, civiles, des droits humains comme la Ligue mexicaine des droits humains (Limedh), des autorités municipales, des délégués syndicaux, des étudiants, des partis politiques comme celui de Flavio Sosa (Nueva Alianza), le Parti ouvrier socialiste (POS), le Parti communiste mexicain, etc., des organisations comme le Front populaire révolutionnaire (FPR), le Comité de défense des droits du peuple (Codep)... Ce côté hétéroclite constitue à la fois la faiblesse et la force de l’APPO. Force, car il conduit pour l’instant l’assemblée à chercher le consensus, les divergences idéologiques sont mises de côté dans la recherche d’un « dénominateur commun » ; faiblesse, car il peut laisser trop de marge de manœuvre à la direction, qui en profitera nécessairement.

Ce dimanche matin un étudiant, Marcos Manuel Sanchez Fernandez, a été grièvement blessé par des groupes paramilitaires. Il était 6 h 45 quand diverses personnes fortement armées sont arrivées à bord de plusieurs véhicules et ont fait feu à partir d’endroits différents en direction de la cité universitaire et de la barricade de los Cinco Señores.

Oaxaca, lundi 6 novembre 2006,
Georges Lapierre

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