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Bien le bonjour d’Oaxaca, le 3 novembre 2006

dimanche 5 novembre 2006, par Georges Lapierre

Bien le bonjour,

Nous sommes le mercredi soir, nous pensions aller « monter la garde » au camp retranché, qui défend la Radio universitaire au sein de la cité du même nom. Après réflexion, nous n’allons pas nous y rendre, c’est fort Alamo et, en plus, cette cité universitaire est une véritable nasse, j’ai horreur de me sentir ainsi pris au piège. Nous ne sommes pas les seuls à prendre, ou à avoir pris, cette décision, d’autres se sont rendu compte du danger que représente cette cité universitaire complètement close. À l’extérieur, les habitants ont dressé des barricades, mais la cité est vaste et n’est protégée que sur deux côtés, pourtant ce n’est qu’à l’extérieur que l’on peut espérer, non pas arrêter, mais ralentir, freiner, l’avancée de l’armée et laisser le temps aux gens de la radio de s’échapper. Je pense que c’est finalement ce qui va se passer, les Mexicains (les gens du peuple, s’entend) choisissent en général la solution la plus rationnelle.

Nous irons à Santo Domingo qui est toujours occupé par les membres de l’assemblée populaire, avec une présence remarquée des maîtres d’école, qui sont venus contre l’avis de leur direction syndicale. Ils ont le sourire, les yeux clairs et brillants de ceux qui ont su garder leur dignité. La direction syndicale non seulement a apporté la division au sein de l’assemblée, mais elle est devenue l’ennemie déclarée de tous ceux qui l’ont critiquée et mise en cause, se rappeler Rueda Pacheco, un dirigeant, courant sous les insultes et les débris de nourriture, désormais, il n’a plus qu’une idée en tête, briser l’assemblée, il est devenu l’allié inconditionnel de l’État. Il y avait bien 3 000 personnes qui occupaient ainsi l’espace devant le couvent des dominicains ce matin. De Santo Domingo, nous pourrons toujours nous rendre aux abords de la cité universitaire si la situation là-bas devient critique.

Au cours de son avancée, l’armée a perquisitionné, sans mandat, évidemment, un grand nombre d’habitations (une cinquantaine) et arrêté plus d’une trentaine (sans doute beaucoup plus avec les disparitions) de personnes. Elle a l’ordre d’appréhender tous ceux qui ont un mandat d’arrêt, plus de 200 personnes pour l’instant, mais le nombre augmente tous les jours. Aujourd’hui, elle a repris deux barricades importantes, Brenamiel, qui se trouvait à l’entrée nord d’Oaxaca, le long du río Atoyac, et celle du Canal 9. Nous avons appris qu’elle avait reçu l’ordre de perquisitionner la cité universitaire, malgré l’opposition clairement exprimée du recteur (cela mérite d’être signalé) ; ce ne sera sans doute pas pour ce soir. Dans les jours qui viennent, la police fédérale va chercher à détruire une par une les dernières barricades et puis elle va occuper, par des rondes continuelles, toute la ville. Elle n’occupera pas si facilement le cœur des habitants.

Aujourd’hui, 1er novembre, c’est la fête des morts et l’assemblée a hélas beaucoup de morts récents à fêter. La coutume consiste à dresser un autel avec des berceaux faits de palmes et de fleurs, de ces fleurs qui ressemblent à nos chrysanthèmes, mais plus petites, de couleur orange foncé, que l’on appelle cempasúchitl, avec les pétales de ces fleurs on trace le chemin des morts jusqu’à l’autel. À Oaxaca, les autels sont renommés pour leur débauche de fleurs et de fruits, ils sont en général à trois étages où sont exposées les offrandes pour les morts qui vont venir au cours de la nuit du 1er au 2 novembre : du tabac, un verre de mescal, des fruits, des petites têtes de mort en sucre, des épis de maïs et, surtout le pain des morts, c’est un pain fait spécialement pour eux et que l’on mangera le lendemain en buvant le fameux chocolat bien mousseux d’Oaxaca. Ce matin nous nous sommes rendus à Santa Lucía, à la barricade où a été tué le jeune reporter Brad Will, les habitants de ce quartier populaire lui rendait hommage, ils ont dressé un autel à un coin de rue, proche du lieu où il est tombé, lieu dit le Ferrocaril, une ligne de chemin de fer partageant l’avenue en deux ; la mort nous a laissés en mémoire une chaussure au milieu de l’asphalte, les jeunes du quartier ont fermé un grand espace avec des bougies autour de cette chaussure et ils ont écrit le nom de Bradley Will en lettres dorées avec des étoiles. Les familles se sont ensuite retrouvées pour une oraison publique autour de l’autel qu’elles lui avaient élevé.

Je reprends cette chronique deux jours plus tard, nous sommes maintenant vendredi soir. Jeudi, au matin, nous avons été appelés en renfort pour protéger la Radio universitaire, les troupes de la police fédérale venaient de prendre la barricade de la Glorieta Cinco Señores, qui protégeait la cité universitaire. La radio poussait son cri d’alarme et lançait un appel au peuple d’Oaxaca : « Nous sommes menacés, venez en grand nombre, ne restez pas chez vous, venez défendre votre radio ! » La police avait choisi son jour, jour de la fête des morts, le 2 novembre est une fête familiale importante : on invite les voisins à déjeuner, à boire le chocolat et à manger le pain des morts, on a préparé le mole, la sauce aux vingt épices, au piment et au chocolat, que l’on mangera, accompagnée de poulet, en famille, avant de se rendre au cimetière.

Nous sommes arrivés assez tôt et nous avons pu contourner, avec l’aide des habitants des quartiers environnants, les flics qui avaient pris Los Cinco Señores pour nous trouver au pied de l’université. Il fallait renforcer les barricades existantes et en élever d’autres à des points stratégiques afin de ralentir les forces de police. Les habitants du quartier se sont mis à l’œuvre, pas tous, des familles du parti du gouverneur déchu ont soulevé des objections, ce qui a entraîné de fortes discussions entre voisins, finalement notre parti l’a emporté et les familles récalcitrantes sont rentrées s’enfermer chez elles. Le matin, de bonne heure, vers 7 heures, des gens du PRI étaient passés en camionnette aux abords de l’université et avaient tiré en direction de la radio, nous avons retrouvé 24 douilles de différents calibres.

Des carcasses de voitures, et même la carcasse d’un camion, ont été soulevées et transportées à la force des poignets au pied des gendarmes mobiles. Les habitants et les jeunes de l’université allaient faire feu, c’est le cas de le dire, de tout bois, et nous pourrions ajouter, de tout véhicule avec cependant une prédilection pour les bus. Trois autobus de Montoya, une colonia assez éloignée, sont venus nous prêter main forte, à leur arrivée les passagers ont pris les clés et ont dit aux chauffeurs : « Les bus ne sont pas à vous, donc on vous les prend, on vous rendra les clés plus tard. » Les bus ont servi de barricades, une des tactiques consiste aussi à mettre le feu à un bus et à le lancer ainsi tout enflammé sur les forces de police. À la fin de l’affrontement, nous avons vu les chauffeurs partir avec les clés, mais sans leurs bus.

Nous avons fait de belles rencontres, des mères de famille, des personnes âgées, des gens simples, sans parler des jeunes et des gamins, tous sur le pied de guerre, et ils allaient être toujours là aux moments les plus durs et les plus critiques, quand les hélicoptères nous bombardaient avec des grenades de gaz lacrymogène, que l’on appelle ici bombas molotof. La bataille a duré sept heures. Des équipes médicales étaient présentes avec du vinaigre, du Coca-Cola et de l’eau, le vinaigre pour respirer sous les gaz lacrymogènes, le coca pour s’en asperger, ce qui a pour effet d’atténuer rapidement les brûlures du gaz, on peut employer aussi de l’eau sucrée, mais les gens ici préfèrent le coca, et l’eau pure pour les yeux. Les jeunes ont fait preuve d’une vaillance et d’une imagination à toute épreuve : bazookas improvisés avec des tubes de PCV, bouteilles de gaz enflammées, je vous assure qu’une grande bouteille de gaz, comme ils ont ici, au milieu de la rue fait le vide autour d’elle, aussi bien du côté de la police que des assaillants, ils ont aussi des fusées, sans parler du traditionnel cocktail Molotov ; j’ai pu apprécier leur habileté à la fronde, la pierre atteint une vitesse, une hauteur et une distance impressionnante.

Offensive, repli, offensive..., vers 15 heures nous avons ressenti comme un petit relâchement, le combat semblait se déplacer vers les rues adjacentes, on annonçait à la radio une série d’arrestations, j’ai pensé que les flics nous encerclaient et que je devais trouver un moyen de sortir de cet encerclement si je ne voulais pas me trouver déporté. Nous avons offert notre aide à un groupe médical qui avait une camionnette, transporter du Coca-Cola et du vinaigre sur le front, mais le front reculait au fur et à mesure que nous avancions, la troupe battait en retraite et finalement nous nous sommes retrouvés tous sur la Glorieta Cinco Señores, et les gens venaient de partout. Les habitants d’Oaxaca venaient de remporter la victoire sur 4 000 hommes de troupe, les hélicoptères ont fait un dernier passage pour lancer quelques grenades et ils sont partis.

Réduit à ma portion de quartier, pour ne pas dire de rue, entre la cité universitaire et le bataillon de flics, je n’avais aucune vision d’ensemble. En fait, les habitants, qui peu à peu arrivaient par vagues sur les lieux à l’appel de la radio, ne purent passer le barrage des policiers qui tenaient les cinq avenues, bientôt ceux-ci se sont trouvés pris en tenaille, les arrivants ont commencé à dresser des barricades et à s’affronter aux forces de police, et ils étaient de plus en plus nombreux, au bout de quelques heures la police fédérale préventive a commencé à manquer de munitions et les canons à eau se sont trouvés vides. Elle a été débordée par le nombre. La seule solution qui lui restait était de faire feu sur la foule qui l’entourait, elle a choisi de battre en retraite. La victoire revient au peuple d’Oaxaca qui s’est mobilisé pour défendre sa radio.

Depuis le début, nous avons affaire à une révolte sociale, qui émerge des profondeurs de la société, et tout l’appareil d’État est en train de se fissurer sous la poussée de cette force. Ces deux mobilisations populaires, celle de dimanche et celle de jeudi, ont pallié l’absence, pour ne pas dire la trahison de la section 22, et l’assemblée s’est trouvée toute revigorée, ce qui est bon signe pour le congrès constituant qui doit se tenir les 10, 11 et 12 novembre. Ce n’est qu’une victoire dans une guerre sociale qui promet d’être longue. Déjà le lendemain, c’est-à-dire aujourd’hui, à 6 h 50 du matin, des escadrons de la mort dans un style commando ont tiré avec des armes de gros calibre sur les installations de la radio. Une grande manifestation est prévue dimanche prochain avec l’arrivée de trois caravanes venant du Nord, du Centre et du Sud. Les caravanes, qui ne pourront entrer, dresseront une barricade à l’endroit même où elles seront arrêtées, cette proposition fut faite à l’assemblée cet après-midi. À dimanche !

Oaxaca, vendredi 3 novembre 2006,
Georges Lapierre.

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