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À propos de la question de l’État au Proche-Orient
et de ses répercussions sur le terrorisme en Europe

dimanche 13 décembre 2015, par Tarik ben Hallâj

Depuis la Première Guerre mondiale, tous les États du Proche-Orient ont été arbitrairement mis en place par les puissances coloniales (Grande-Bretagne et France, essentiellement), les accords Sykes-Picot créant artificiellement en 1916 des territoires « nationaux » là où il n’existait ni nation ni histoire nationale. Dans de tels territoires, le nouvel État ne tenait forcément que par pure contrainte. Les coups d’État militaires se sont inévitablement succédé, le régime dictatorial étant la seule forme possible d’État « national » reflétant fidèlement le caractère artificiel et exogène de ce dernier : le dictateur est ce qui reste du colonisateur, une fois que celui-ci est parti. Pendant trois ans, de 1958 à 1961, une République arabe unie regroupant l’Égypte et la Syrie vint par exemple apporter la preuve de l’inanité des supposées frontières, rapidement suivie, en 1970, par le retour d’une dictature « nationale » en Égypte et en Syrie, militaire dans un cas et dynastique dans l’autre (celle des el-Assad) ; quant au « royaume d’Irak », créé par les Britanniques, il fut renversé en 1958 par une dictature militaire, prétendument « socialiste » et temporairement soutenue par Moscou. Le parti Baas installé au pouvoir passa son temps à se déchirer en rivalités internes, d’où émergera finalement, comme une sorte de soubresaut final, le personnage de Saddam Hussein. Dans le cas d’el-Assad comme dans celui de Saddam, le dictateur trop imbu de ses pouvoirs finit par déplaire aux architectes initiaux de sa « nation », les puissances occidentales.

L’action des Occidentaux a toujours consisté à tenter de mettre et de conserver au pouvoir celui dont ils escomptaient la plus grande complaisance possible avec leurs propres intérêts économiques et géostratégiques. Cette préoccupation n’a bien sûr rien en commun avec la recherche d’un régime qui serait plus respectueux des besoins de la population : on ne voit pas par quel miracle un « humanisme » qui n’est déjà jamais pris en compte chez soi serait tout d’un coup promu au rang de principe directeur dans d’autres pays, a fortiori « émergents » (de façon plus réaliste : dans une ancienne colonie, devenue néocolonie). La forme nationale leur apparaissait simplement comme une réplique locale incontournable de leurs propres pays, comme une étape nécessaire dans le progrès vers « la civilisation » (c’est-à-dire vers leur image en miroir) ; et, aspect non négligeable, comme l’installation d’un concierge de l’immeuble, suffisamment corrompu pour accéder à presque toutes leurs demandes et laissé tout-puissant seulement pour les basses besognes. De plus, l’opinion publique occidentale, dûment briefée par la propagande officielle, restait persuadée que la forme dictatoriale est la seule capable de gouverner une population arabe, par nature anarchique, querelleuse et indisciplinée. À aucun moment elle ne comprenait que la forme nationale, de par son histoire, est tout simplement étrangère à ces populations, à leur histoire, à leurs aspirations, à leurs possibilités [1]. Et quel que soit le bien-fondé des préjugés occidentaux à l’encontre de ces populations « anarchiques », il en ressort que la seule forme politique susceptible de leur convenir n’est précisément pas l’État centralisé, mais une forme d’autogouvernement fédératif, respectueux des regroupements locaux.

Les récentes invasions militaires par les États-Unis, directes ou indirectes, dynamitant les régimes en place, réduisant à l’état de guerre civile ininterrompue l’Afghanistan, l’Irak, la Libye et la Syrie (cela expliquant le vocable de « croisés » systématiquement appliqué aux Occidentaux par les islamistes), ont paradoxalement anéanti le fantasme occidental, celui d’États nationaux complices du capital international, sans qu’il y ait eu anticipation d’une telle destruction (c’est l’aspect « apprenti sorcier » ininterrompu, qui a tant frappé tous les observateurs, y compris les plus naïfs). Aucun relais national n’a été trouvé qui serait humainement préférable aux dictatures, une forme plus respectueuse des collectivités locales, ou plus acceptable dans sa répartition des richesses. S’agirait-il d’une malédiction ? Au milieu de ce pourrissement d’États récemment imposés, l’essor des sectes conquérantes a donc commencé, d’une façon tout à fait inévitable [2] méprisant des frontières dépourvues de signification et voulant renouer avec un califat sans autre limites que celles d’une communauté religieuse, fût-elle imposée. Le mandat des dictatures pro-occidentales semble décidément avoir expiré. C’est ce qu’a compris, avec de tout autres conclusions, le meneur kurde Abdullah Öçalan, devenu lecteur du théoricien libertaire Murray Bookchin, et cessant du même coup d’être lui-même un reliquat stalinien attardé. Il suffit de lire l’histoire, pourtant brève, de ce que les médias occidentaux appellent sans doute par humour noir l’Armée syrienne libre, c’est-à-dire celle d’un informe conglomérat, chimiquement instable, de milices entretenues par diverses puissances occidentales ou arabes, parfois ou souvent elles-mêmes salafistes/intégristes, pour observer à l’œil nu à quel point l’unification par le sommet est inconciliable avec la réalité complexe des populations. Chaque fois qu’une fraction entend jouer le rôle dirigeant, elle prépare du même coup l’instant où elle sera nécessairement abattue, avec la même régularité que le système de la vendetta menait à de nouveaux meurtres, décrivant une spirale que rien ne peut apaiser. En pareil contexte, et pour parodier un ancien philosophe grec, chaque existence particulière se présente comme un excès et une insulte à toutes les autres dès qu’elle se saisit du pouvoir. Dans une société où même le monothéisme n’a pu instaurer d’unité au fil des siècles, le dessaisissement volontaire, élogieusement décrit par Hobbes, ne peut fonctionner (« Par là même, tous et chacun d’eux soumettent leurs volontés à sa volonté, et leurs jugements à son jugement. C’est plus que le consentement ou la concorde : il s’agit d’une unité réelle de tous en une seule et même personne, faite par convention de chacun avec chacun, de telle manière que c’est comme si chaque individu devait dire à tout individu : j’autorise cet homme ou cette assemblée d’hommes, et je lui abandonne mon droit de me gouverner moi-même, à cette condition que tu lui abandonnes ton droit et autorises toutes ses actions de la même manière. » [3]) Si certains, en effet, lui abandonnent leur droit et l’autorisent à agir en leur nom, cela sera la cause suffisante pour que d’autres fassent immanquablement le contraire : sunnites et chiites se montrent très rodés dans cet exercice des plus stériles. Il faut donc abandonner la perspective d’un État national pouvant être accepté, et, du même coup, l’absence d’État, qui apparaît aux défenseurs occidentaux de l’État comme une abominable arriération, peut en réalité induire un dépassement réel, promis à une contagion favorable. C’est ainsi qu’au nom d’une minorité opprimée dépourvue d’État (les populations kurdes), Öçalan cherche à renouer avec une démocratie se situant au-delà (ou en deçà) du masque national et représentatif dont l’Occident l’avait affublée, pour la dénaturer. Les chances de voir un projet de ce type réussir sont incertaines, puisque tous les pouvoirs locaux aussi bien que lointains sont unanimement opposés à lui, mais il s’agit en même temps de la seule issue possible du casse-tête proche-oriental [4].

L’État national importé par les Occidentaux ne s’est jamais doté d’une base socio-économique comparable à celle de son modèle occidental. Un tel progrès était peu vraisemblable pour les sociétés concernées, mais aussi et surtout peu souhaitable pour les puissances coloniales, qui pillent encore plus facilement une société de rente qu’une économie productive constituée. Les traditions comme les objectifs de l’État islamique le situent donc du côté de ce que certains commentateurs appellent, à juste titre, la logique impériale. De cette logique impériale, il existe de nombreuses versions historiques, négligées dans le schéma historique promu par les Occidentaux : celle de l’Empire ottoman [5], de souvenir récent et ayant laissé des traces profondes dans ces pays, mais aussi celles, plus anciennes, de l’invasion arabo-musulmane et de l’Empire romain. Ahmed Henni a développé [6] la nature prédatrice de ces systèmes, non pas fondés comme la féodalité et la modernité européennes sur l’exploitation du travail mais sur la captation de rentes, généralisant ainsi une structure clientéliste dépendante d’un pouvoir qui est parasitaire, mais qui apparaît au contraire comme la source (distributive) des richesses collectives. Dans l’article cité plus haut (Aux origines de l’État islamique), Matthieu Rey décrit fort bien la contradiction apparente entre d’une part la terrible gesticulation despotique destinée à l’ennemi et à l’étranger (deux termes tout à fait synonymes pour les déments de l’État islamique), qui témoigne d’une incroyable frénésie de pouvoir, et d’autre part l’espèce de domination simplement formelle héritée des empires, arabe et turc, pour tenir les territoires conquis de l’intérieur tout en acceptant de larges pans de leur mode de vie et de leur hiérarchie précédentes, contrairement aux dictatures totalitaires que le siècle dernier connut en Europe. Il est vrai que Henni franchissait un pas supplémentaire en rapprochant le syndrome islamiste (celui d’Al-Qaïda et de l’État islamique) du passage mondial d’un capitalisme productif à un capitalisme rentier, ce qui paraît quelque peu artificiel dans la mesure où les islamistes disposent, dans le passé de leurs régions, de modèles de référence parfaitement suffisants, d’une part, et où d’autre part, comme Henni le rappelle lui-même, les États producteurs de pétrole n’ont pris naissance que selon ce schéma rentier, auquel ils restent fermement accrochés (leur fabuleuse richesse ne résultant d’aucune sorte d’« accumulation primitive », et ne débouchant jamais sur elle).

Si donc il existe quelque chose dont les populations arabes ne manquent pas, c’est bien d’ennemis ligués contre elles, même si ceux-ci sont souvent en guerre entre eux : les États locaux (régimes monarchiques, dictatures militaires, pastiches de démocratie parlementaire), les coalitions internationales (occidentales et russes), le despotisme religieux profondément abrutissant, leurs vieilles inimitiés tribales et confessionnelles, une habitude ancestrale parfaitement dégradante de clientélisme et d’économie de rente.

Les récents attentats commis en France ponctuent cette pénible histoire du néocolonialisme économique et militaire. Les interventions successives, entreprises avec ou sans mandat de l’ONU, avec ou sans alliés occidentaux, avec ou sans mercenaires levés localement, mais toujours sans déclaration de guerre, ont réussi à mettre à feu et à sang l’Afghanistan, la Libye, l’Irak et la Syrie, et montrent à l’envi que dans ces pays, tout le monde est chez soi, les Américains, les Européens, les Russes. Les Français déplorent les morts des attentats parisiens, mais aussi la peur de voir revenir ici une violence qui est pourtant quotidienne là-bas et dans laquelle leurs propres gouvernants trempent des pieds au menton [7]. Les tarés intégristes, eux, n’ont aucunement besoin d’exporter en Europe des kamikazes endoctrinés chez eux, il leur suffit de laisser agir ou d’encourager à l’action des petites frappes que la société française et belge produit en série. Le mode de « conversion » de jeunes délinquants, issus de milieux plutôt pauvres et fascinés comme nombre de leurs congénères par la bêtise médiatique et l’argent rapide, à un islam livré en barquette, instantanément décongelable au micro-onde, prêt à consommer comme l’étaient précédemment leurs ridicules selfies sur Facebook, illustre bien qu’en agissant ainsi, et malgré le très douteux exotisme de leurs nouvelles idoles, ils poursuivent à leur façon la trajectoire des cerveaux vides qui étaient leur lot depuis leur naissance. Ce ne sont donc pas les islamistes, ou les arabes, qui menacent d’envahir nos pays de l’extérieur, mais bien plutôt la production locale d’individus qui, finissant dans les poubelles de nos sociétés, régurgitent de plus en plus, comme n’ont pas manqué de l’observer un certain nombre de commentateurs [8].

Le profil identique de tous ces jeunes terroristes ne laisse que peu de doute sur les motifs de leur conversion à l’industrie du carnage. Leur origine sociologique n’est pas toujours aussi désespérante qu’on le penserait — du moins si l’on s’en tient à des critères convenus de misère économique quantifiable. Mais tout change si l’on saisit la notion de misère selon des critères moins médiocres. Tous anciens délinquants, ils sont issus de cette frange de la population de banlieue où le conformisme se mêle indissociablement à son contraire, car le petit délinquant est en rupture avec la société, si on considère celle-ci comme un ensemble de lois issues de l’ancienne société bourgeoise, mais il est le parfait conformiste, si la société du spectacle est prise dans son discours médiatique : tout ce qu’il aime, c’est ce que ce discours préconise, le pouvoir de l’argent, la loi du plus fort et du plus macho, la jouissance instantanée à la petite semaine, la frime, le « délire », Facebook, les selfies au volant d’une grosse cylindrée. Il ne faut pas perdre de vue qu’aucun message publicitaire ou presque, sans parler de la sinistre industrie du clip, ne joue plus sur d’autres thèmes que sur l’éloge d’être délirant, déjanté, éclaté, hype, le summum de la vulgarité étant toujours le degré minimum du style requis pour plaire à un public mentalement asservi. Cette fameuse « société » ne cesse donc d’envoyer des messages parfaitement contradictoires et incompatibles, typiques d’un double bind capable de rendre fou. C’est de cette matrice que les terroristes sont issus, avant même d’avoir songé un instant à l’islam (il n’est peut-être pas anodin qu’en tant qu’islamistes, ils seront censés brûler ce qu’ils avaient adoré). À cette tension insoluble s’ajoute un écœurement compréhensible, ressenti devant une perspective de vie normale, médiocre et dépourvue d’élément excitant, mais cette médiocrité est conçue dans les termes les plus lamentables et les plus aliénés, puisque opposée aux remèdes miraculeux que seraient l’argent, la violence et le pouvoir. Faut-il réfléchir longtemps pour comprendre que les tensions liées à une position subjective aussi délabrée sont nécessairement à l’affut de tout ce qui semble promettre de les résoudre ? De façon habituelle, le suicide par l’alcool et la drogue, et la plongée dans une criminalité accrue constituaient les seules formes d’évolution possibles, quand la « réinsertion » est rejetée comme une forme de reddition. La conversion personnelle à une théologie sévère et contraignante était rare, y compris en milieu musulman. Mais voici que se présente un discours théologique qui, en réalité, est aussi bien l’héritier des jeux vidéo et de leur délire de surpuissance que du Coran, compilation elle-même contradictoire dans laquelle on se contente d’aller puiser les passages qui, effectivement, sont de nature à attiser la haine et le mépris de « l’incroyant » [9]. Le double bind ne disparaît pas quant au contenu, mais le voici canalisé par un édifice idéologique concocté ad hoc, capable de le recycler à son profit : il n’y a plus de conflit entre brutalité et morale, entre le ça et le surmoi, les deux ont fusionné, comme dans la perversion classique, la loi est désormais le scénario qui apporte la jouissance. De sorte que ce qui pose problème n’est pas d’expliquer les « conversions » dans ce milieu mais au contraire de concevoir qu’il puisse ne pas y en avoir. Le passage d’un acte violent contre autrui au suicide final du terroriste peut s’expliquer par l’absorption de Captagon, peut-être, mais aussi plus simplement par l’ivresse d’un individu parvenu au fond du tunnel de sa programmation, perçu comme le sommet de sa gloire : question qui reste en suspens depuis l’époque des haschischins, au onzième siècle de l’ère chrétienne. Toujours est-il que l’État islamique a réussi le tour de force de procurer à ses séides un cocktail détonnant de soumission absolue et d’illusion de liberté qui met en valeur jusqu’à la mort la contradiction d’origine du jeune musulman de banlieue. Sans que cela ne justifie évidemment le moins du monde la folie fanatique des islamistes et encore moins les massacres réalisés par eux, on aurait tort de ne pas saisir le vide dans lequel ce fluide nauséeux vient se déverser, un vide sans lequel rien de tel ne serait possible et qui ne peut manquer de déboucher sur des attitudes de plus en plus terribles, à l’image d’une civilisation en plein déclin. Il convient de garder à l’esprit que « l’homme veut le rien plutôt que de ne rien vouloir » (Nietzsche, Contribution à la généalogie de la morale), et qu’il n’y a rien de plus dangereux qu’une société décomposée qui ne sait plus proposer de but à la volonté de vivre, laquelle se mue alors en volonté de tuer et de mourir soi-même. Ce vide béant, qui n’était perçu que par la sensibilité affinée des poètes et des philosophes depuis plus d’un siècle, devient finalement lourdement perceptible pour tout un chacun, à commencer par les bas-fonds de ce monde finissant.

Pour continuer à tourner le dos à des motifs et des circonstances d’une telle gravité, les histrions du gouvernement se contentent d’instaurer un état d’urgence qu’ils utilisent davantage contre des manifestants ou des écologistes français que contre des terroristes islamisés [10], un état d’urgence et un arbitraire policier qui permettront à Mme Le Pen, une fois élue, de se sentir comme chez elle, pouvant jouer d’un équipement institutionnel taillé à sa mesure ; et, simultanément, intensifier des bombardements au Proche-Orient comme s’ils ne voulaient pas prêter l’oreille aux experts militaires qui répètent pourtant inlassablement que cette méthode n’aboutira pas, ou seulement à enrager encore davantage des islamistes non affaiblis : parfaite harmonie, à l’intérieur comme à l’extérieur, de réactions parfaitement inadéquates, mais de nature à camper le futur candidat, jusqu’ici pitoyablement discrédité, en vénérable « chef de guerre » [11].

Tout le monde se souvient de la célèbre plaisanterie dans laquelle on voit un fou, dans la cour de l’asile, chercher quelque chose sous un réverbère, la nuit tombée. Interrogé sur la nature de sa recherche, il répond : j’ai perdu mes papiers. Les avez-vous perdus ici ? lui répond son interlocuteur. Non, répond le fou, je les ai perdus là-bas, mais je préfère chercher ici parce qu’il fait plus clair. Voilà, brièvement résumée, la politique intérieure de l’État français. Ne sachant retrouver les terroristes, qui passent entre les mailles du filet avec un regrettable brio, et encore bien moins les identifier avant qu’ils ne commettent l’irréparable, il préfère s’acharner sur des opposants français contre lesquels il fait preuve d’une stupéfiante « pro-activité » [12], celle-là même qui faisait défaut à propos d’islamistes « radicalisés » déjà fichés, mais n’étant pas encore passés à l’action [13]. Si la sécurité était vraiment la seule et véritable préoccupation d’un gouvernement, il protègerait les manifestants de toute attaque terroriste ; au lieu de quoi c’est eux qu’il poursuit, matraque et enferme [14]. Tout le monde constate par ailleurs que les manifestations politiques sont interdites pour cause de danger terroriste [15], mais pas les événements commerciaux de masse. En même temps on prévient déjà à quel point on souhaite transformer ces mesures liberticides, à peine proclamées, en état durable [16].

Côté politique extérieure, c’est une « guerre » qui n’a pas été déclarée, menée sans stratégie ni but de guerre, avec des moyens dont on sait qu’ils sont inadéquats, ressemblant au fameux couteau sans lame auquel il manquait le manche (comment imaginer une adéquation entre buts et moyens quand on ne dispose ni des uns ni des autres ?), voilà une guerre qui ne peut mener, comme celle menée par le grand frère américain, qu’à en éterniser les opérations mais aussi à booster les ventes d’armement : les marchands de canon qui approvisionnent les belligérants [17] étant clairement la seule partie de la population à pouvoir penser que cette guerre sert vraiment à quelque chose, dans un monde où la guerre n’est plus la poursuite de la politique par d’autres moyens, mais celle de l’économie par d’autres moyens. L’État français, semble-t-il déjà à cours de bombes (!), va remplir les carnets de commande. Pas étonnant, puisque 2 500 sorties aériennes et 680 bombes n’auraient occis qu’un millier d’islamistes (en supposant que toutes les victimes en fussent !), soit 1,4 victime par bombe… Pour 30 000 combattants, faudra-t-il 42 000 bombes ?!

Gesticulations internes et gesticulations externes se succèdent donc pour faire oublier l’absence totale de pouvoir d’intervention sur les origines réelles du problème. Une France en cours de pétainisation acceptée, prête à tomber dans les pièges les plus éculés d’un chauvinisme réchauffé, voilà qui constitue le parfait côté pile d’une pièce dont les guerres néocoloniales forment le côté face. Tandis que le monde arabe régresse vers le délire de la charia, la France sort du grenier l’infâme chauvinisme à peine modernisé, se mettant à son tour à produire du communautarisme. L’identitaire prend nécessairement le dessus dans une société où l’intérêt privé est tout, et l’intérêt général n’est rien. La communauté identitaire n’est que la tentative déplorable d’additionner des intérêts privés tout en les conservant comme tels, et en escamotant l’intérêt général. Le plus archaïque est ainsi revigoré par le plus moderne, et le « dernier cri » du jour est condamné à n’être qu’un borborygme préhistorique. La liberté tant individuelle que collective réside au contraire dans le dépassement librement consenti des communautés, l’« identité » est ce qui est au bout de la grande exogamie universelle, pas le retour vers son origine, alors que les limites étroites de l’égoïsme des entreprises et des sujets marchands prêche l’identité excluante du matin au soir, sans même qu’on ait besoin d’imams ou d’adeptes du gros rouge / saucisson. L’ouverture au marché mondial, grand thème de l’euphorie néolibérale, ne peut en aucun cas cacher que cette prétendue ouverture n’est qu’un mécanisme de fermeture sur son propre profit, au sens le plus étroit : la mondialisation n’est qu’une exploitation du monde au profit de soi-même, en aucun cas une ouverture à autrui.

Le mépris pour les populations arabes civiles qu’on pilonne sur place est aussi celui dont on témoigne ici en les laissant pourrir en banlieue. La France, dont la publicité officielle prétend qu’elle est la « patrie des droits de l’homme », se précipite comme un seul homme pour enterrer ces mêmes droits [18] pendant que son premier ministre les oublie aussi en Arabie saoudite [19] : là aussi, parfaite unité entre politique intérieure et politique extérieure. Mais la dimension « raciste » endémique dans ce pays, superficiellement contrebalancée par les innombrables témoignages d’un modernisme « multiculturel » stupide [20], ne constitue pas l’explication finale, car elle ne fait qu’exprimer le cul-de-sac complet d’une société dont Hannah Arendt écrivait déjà en 1956 : « Ce qui nous attend n’est autre qu’une société de travail où le travail viendrait à manquer, et avec lui la seule forme d’activité que cette société connaît encore. Qu’est-ce qui pourrait s’avérer plus fatal ? » (The Human Condition, notre traduction). Le primat du travail a englouti l’action et la pensée, comme l’avait constaté Arendt, qui ne sont plus compatibles avec lui : personne ne peut raisonner, sur quelque sujet que ce soit, sous les fourches caudines de la marchandise et de la recherche de profit. La disparition progressive du travail disponible ne rétablit rien dans cette misère, bien au contraire : le salaire devient un bien raréfié et désirable, quand on ne s’adonne pas carrément à l’économie illicite, qui ne déroge aucunement aux règles de l’économie. Une telle société, qui n’en est plus vraiment une, ne pourra qu’en finir avec la domination des catégories économiques, ou elle pourrira sur pied, de la façon la plus barbare. Pour l’instant, c’est malheureusement le second terme de l’alternative qui a le vent en poupe, et même d’une façon accélérée. La vieille alternative « socialisme ou barbarie », forgée par Rosa Luxemburg en 1915, n’a jamais été aussi vraie.

À la criminelle désinvolture dont font preuve les dirigeants que peut-on opposer si ce n’est leur complète éviction au profit d’une démocratie directe dans laquelle l’intérêt général aurait à nouveau une réalité ? Où ceux qui prennent des décisions seraient aussi ceux qui en supporteront les conséquences, lesquelles par conséquent présideront aux décisions, et non plus l’intérêt particulier des hommes d’État et des marchands de canons ? À quel moment la légitime lassitude des populations devant le marécage nauséeux de la caste politique, d’où aucune solution ne peut survenir, cessera-t-elle de les entraîner en direction des pires exemplaires de cette même caste, qui les brossent dans le sens du poil pour mieux pouvoir les tondre ? De mal en pis : telle est la formule qui résume tant de décennies, une pente descendante qu’il faut quitter au plus vite. Ce sont les mêmes actions, comme par hasard, qui pourront résoudre le problème climatique et le péril terroriste, mais jamais on n’en a semblé aussi éloigné.

Tarik ben Hallâj

Source : Les Amis de Némésis

Notes

[1Faut-il rappeler que le paradoxe d’une « dictature progressiste » débouche toujours, lors de sa disparition, sur celle de tous les aspects « progressistes », indissolublement associés à la dictature détestée, et causant ainsi les sempiternelles « rechutes » des pays arabes dans l’archaïsme religieux ?

[3Thomas Hobbes, Le Leviathan, Gallimard Folio, 2000, p. 288.

[5Lui-même largement inspiré de l’Empire romain, dans sa version byzantine.

[6Ahmed Henni, Le Syndrome islamiste et les mutations du capitalisme, Éditions Non-lieu, 2008.

[8À titre d’exemples : Olivier Roy dans Le Monde (« Le djihadisme est une révolte générationnelle et nihiliste »), Bernard Stiegler dans le même quotidien (« Ce n’est qu’en projetant un véritable avenir qu’on pourra combattre Daech »), un collectif signataire d’un appel publié par Libération (« À qui sert leur guerre ? »).

[9Le fanatisme religieux n’a-t-il pas toujours comporté cette dimension d’exutoire pervers, avec l’image contradictoire du « saint homme, un sabre ensanglanté à la main » ?

[11La cote de confiance de Hollande bondit de 20 à 35 % (François Hollande remonte en flèche dans les sondages).

[12Comme le remarque judicieusement une personne interviewée par Le Parisien du 1er décembre 2015, p. 15, interpellée non pas pour ce qu’elle a fait (c’est-à-dire rien), mais pour ce qu’elle est.

[13De la même façon, Facebook « lutte » plus efficacement pour une pudibonderie artistique que contre les sites islamistes (Cher Facebook, merci pour le safety check, mais contre Daesh vous pouvez faire mieux !).

[14Les réactions ne se font pas attendre, y compris dans la gauche traditionnelle (Un manifeste pour que la « génération de la crise » ne soit pas « celle de la guerre »).

[17« On retrouve dans l’inventaire de l’EI tous les grands pays exportateurs d’armes : des cartouches de Russie et des États-Unis, des fusils de Belgique ou de pays de l’ex-bloc soviétique, des missiles antichar fabriqués par MBDA, leader européen dans le domaine”, précise le New York Times (D’où viennent les armes de l’État islamique ?).

[20C’est ainsi qu’on peut être à la fois anti-arabe, et pro-musulman.

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